MamaCoca

 

LE PLAN COLOMBIA : UN JEU DE MASQUES

Observatoire pour la paix[1]

I. Un plan "confus"

Lors de sa dernière visite en Colombie, le sous-secrétaire aux affaires politiques des Etats-Unis, Thomas Pickering, s'est montré surpris de la confusion qui régnait autour des objectifs réels du "Plan Colombia". En fait, la méprise n'est pas due à la maladresse des fonctionnaires et des journalistes qui l'ont interviewé, mais bien aux signaux équivoques envoyés par le gouvernement de "La grande alliance pour le changement" [thème de campagne du président Pastrana –NdT] depuis la première présentation publique de sa politique, dans la caniculaire région de Puerto Wilches. En réalité, les motifs de confusion abondent. Le "Plan Colombia" a revêtu de multiples déguisements –colombe, faucon, fumigateur, pacifiste ou écologiste– qui s'exhibent volontiers quand il s'agit de quêter ressources ou bienveillance à l'extérieur, sans qu'importe vraiment ce qui se dit ou se pense à l'intérieur. La fabrication des masques et des costumes a été confiée à trois personnalités du gouvernement –l'ambassadeur Alberto Moreno, le conseiller Jaime Ruiz et le directeur Mauricio Cárdenas–, et à une poignée de conseillers américains arrivés à la dernière minute pour rajouter la touche de réalisme qui manquait. Pour l'élaboration du document, il n'a pas été fait appel à la participation des citoyens, ni à celle, fût-ce pour le simple protocole, de la bureaucratie officielle ; cette dernière a d'ailleurs aujourd'hui toutes les peines du monde à accorder le discours officiel avec les nouveaux contenus de la politique. L'information disponible est vraiment minime. Ni l'establishment politique, ni les groupes économiques, ni le citoyen moyen ne connaissent quoi que ce soit de plus que ce que l'on a fait savoir par les médias, ou que les fuites du Sénat ou des ONG américains, nettement mieux informés que les "bénéficiaires" supposés des ressources. Les porte-parole de Washington sont, au contraire, complètement sûrs de leurs buts. Ils ont déjà refusé la première version du plan, jugée incohérente et imprécise, et ont sévèrement admonesté le gouvernement Pastrana, puis ont élaboré la deuxième version en anglais, comme pour ne laisser aucun doute quant à l'identité des auteurs. Ils connaissent à la perfection les objectifs anti-drogue et anti-guérilla à remplir, et savent quels intérêts seront préservés si ces objectifs sont remplis. D'où le zèle avec lequel ils défendent, devant démocrates et républicains, l'"aide" de 1574 millions de dollars destinée à la Colombie, la troisième en importance après celles accordées à Israël et à l'Egypte.

II. La colombe créole

A l'unisson de l'optimisme post-électoral, du début de la zone de distension et de l'installation de la Table ronde de dialogue entre le gouvernement et les FARC-EP, le premier Plan Colombia a été proclamé comme l'"axe central de la politique de paix", le 22 octobre 1998.Depuis le palais de Nariño, siège de la présidence, on a diffusé l'image d'insurgés prêts à aider à résoudre les problèmes fondamentaux dans les territoires sous leur contrôle, en particulier la substitution de cultures dans les départements du Putumayo, du Caquetá et du Guaviare, où se concentrent 80% des cultures colombiennes de feuille de coca. Durant la cérémonie de lancement du plan, le Président Pastrana a fait plus que reconnaître que la lutte révolutionnaire obéit à des "causes authentiques" et les colons qui cultivent la coca à des raisons de "nécessité" : il a en outre affirmé que "la Colombie connaît deux guerres nettement différentiables : la guerre du trafic de drogue contre le pays et le monde, et la lutte que mène la guérilla contre un modèle économique, social et politique qu'elle considère injuste, corrompu et promoteur de privilèges"[2]; puis il a conclu que "avec le trafic de drogue, il n'y a et il ne doit y avoir ni dialogue, ni aucune forme de compréhension"[3]. A la stupeur de beaucoup, il a assuré que dans la lutte contre les cartels de la drogue, les insurgés de la guérilla pourraient être un allié précieux, puisqu'ils "comprennent clairement que si la production de drogues représente la principale activité économique dans leurs zones d'influence, cela représente un risque grave pour leur projet politique"[4]. Les intérêts stratégiques des deux parties, Etat et guérilla, se rencontreraient pour lutter contre la mafia sur la base d'un plan ambitieux d'investissement social, une "éradication non contaminatrice et concertée", et un traitement respectueux envers les FARC, que l'on cesserait de traiter de "narcoguérilla" ou "narcoterroristes" comme c'était l'usage de la part des militaires.

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C'est avec cette plate-forme idéologique, et pas une autre, qu'est né le Plan Colombia, approuvé par le parlement comme une politique d'investissements pour le développement social, la désactivation de la violence et la construction de la paix dans la Loi 508 de 1998. Sous-jacente, la thèse de l'ex président Belisario Betancourt sur les facteurs objectifs et subjectifs de la violence colombienne comme principaux obstacles à l'obtention d'une paix durable dans le long terme. Ce n'est qu'en menant les "transformations économiques, sociales, culturelles et d'environnement" nécessaires pour éliminer ou au moins diminuer les causes de la crise structurelle ­–exclusion économique et politique, déséquilibre régional, fragmentation sociale et faible gouvernabilité– qu'on pourra obtenir la concorde entre tous les colombiens, selon l'énumération bien lissée proposée par le plan de développement "Cambio para construir la Paz [Le changement pour la construction de la Paix] (1998-2002)".

A partir d'un modèle de gestion flexible, participatif et décentralisé, la version créole [c à d locale, par opposition aux pouvoirs coloniaux NdT] proposait la promotion de projets de production, d'infrastructure pour la paix, de viabilité écologique, et de développement de capital social et humain, dans trois types de régions-cibles : a) régions de cultures illicites, b) régions exposées à des niveaux critiques de violence, c) régions sièges de déplacements forcés de population. Alimenté par des apports publics, privés et internationaux, le Fond d'investissements pour la Paix devait fournir les ressources nécessaires pour son exécution.

Les cultures illicites

Dans la stratégie de réduction de l'offre de drogues, le premier "Plan Colombia" ne s'intéressait qu'à l'offre de matière première naturelle pour le raffinage d'héroïne et de chlorhydrate de cocaïne. Les composants répressifs de la politique antidrogue –interdiction, poursuites contre les mafias et le blanchiment d'actifs, expropriation, etc.– resteraient du ressort de la Police antinarcotiques, la Police Judiciaire, les Forces armées et la Direction Nationale des Stupéfiants. La réduction de la consommation, quant à elle, était déléguée au programme "Rumbos" [Directions], créé par l'administration Pastrana et sous contrôle présidentiel. Il y a mieux. Le Plan Colombia ne s'occupait même pas de toutes les cultures illicites, mais de celles qui de par leur superficie ou leur productivité ne servent qu'à la subsistance physique des familles des petits paysans appauvris. "La politique de réduction des cultures illicites sera différentielle en fonction de leur origine, superficie et objectifs. Dans le cas des cultures de nature commerciale, considérées comme des actifs des narcotrafiquants et dont le but est la génération d'excédents importants sur de grandes superficies, la politique du Gouvernement sera l'éradication sans compensation. Cependant, dans le cas de cultures illégales appartenant à de petits paysans contraints par la nécessité et l'absence d'alternatives économiques viables, le Gouvernement, par le biais du Programme de développement alternatif, et avec l'appui de la communauté internationale, offrira des alternatives de production pour l'éradication."[5] Bien que ces engagement n'aient pas été tenus –64723 hectares de coca et 9449 hectares de pavot ont été fumigées entre août 1998 et décembre 1999–[6], la distinction entre cultures illicites de petite et de grande taille avait une importante fonction symbolique : celle de jeter des ponts avec les guérillas et les populations des territoires contrôlées par elles, de séparer les aspects sociaux et criminels, aujourd'hui totalement confondus, et ouvrir timidement la porte vers la communauté internationale pour réviser la stratégie de réduction de l'offre basée sur la répression juridico-policière des paysans et la fumigation aérienne des cultures. Ce discours revêt une telle importance que ces derniers jours nous avons pu voir le "super ministre" Jaime Ruiz faire des efforts désespérés pour ressusciter la vaine promesse de non fumigation des petites superficies de culture de coca et de pavot, en contravention y compris avec les objectifs explicitement accordés avec Washington.

III. Le faucon américain

Au cours du second semestre de 1999, la colombe créole est devenue un faucon américain, plutôt agressif. Dans le ton d'un processus de paix semé d'embûches et de controverses, le président Pastrana accepta de revoir les stratégies, les terrains d'intervention et le budget du Plan, condition sine qua non posée par la Maison Blanche pour faire passer son apport de 1600 millions de dollars devant le Congrès des Etats-Unis. En moins de 90 jours, l'ambassadeur à Washington Moreno et les assesseurs du Département d'Etat américain élaborèrent une politique à la mesure des intérêts nord-américains, qu'ils baptisèrent : "Plan Colombia : Plan pour la paix, la prospérité et le renforcement de l'Etat". Du vieux document ne subsistait pratiquement rien, sauf quelques rares allusions à un processus de dialogue avec les subversifs armés qui, s'il se révélait positif, "renforcerait très rapidement l'état de droit et la lutte contre le trafic de drogue dans tout le pays". Dans la mesure où le texte ratifie le besoin d'utiliser la voie militaire pour briser le complot entre trafiquants de drogue et guérilla et visant à déstabiliser l'Etat et menacer la sécurité continentale, la recherche d'une solution négociée qui ne présuppose pas une défaite de la guérilla n'avait plus du tout de sens. Mister Pickering devait se charger d'éliminer toute trace de connivence avec la guérilla dans le titre du nouveau Plan Colombia, et dans chacune de ses pages.

 SCHÉMA PLAN 1998

Le diagnostic

Le nouveau Plan Colombia décharge l'Etat et la classe dirigeante de toute responsabilité : le pays est dans un piètre état et ne s'arrangera pas, par la faute de quatre ennemis dédiés à miner les fondations des institutions, la concorde nationale et la croissance économique : les trafiquants de drogue, la guérilla, les paramilitaires et la délinquance de droit commun. Comme si cela ne suffisait pas, la crise financière, économique et fiscale la plus grave depuis 70 ans, avec ses conséquences de chômage et pauvreté, alimente le conflit interne et l'attrait des affaires illicites, en particulier la production et le trafic de drogues. Les solutions sont à la mesure du diagnostic. Il ne s'agit plus d'éliminer les causes structurelles de la violence, décrites plusieurs fois dans la version du Plan de Puerto Wilches, mais de garantir la présence de l'Etat sur tout le territoire national. Des appels précis au renforcement des institutions et à la modernisation des Forces armées remplacent le précédent appel à vaincre les inégalités sociales et politiques entre colombiens. "Mon gouvernement prend l'engagement inexorable de renforce l'Etat, récupérer la confiance de nos citoyens et restaurer les normes de base d'une société pacifique. La paix doit se construire et ne nous sera donnée que par le biais de la stabilisation de l'Etat et une plus grande capacité à garantir à tous les citoyens, dans tout le pays, la sécurité et la liberté nécessaires pour exercer leurs droits et leurs libertés"[7], indique le Président Pastrana dans l'introduction du Plan.

Cinq champs d'action

Pour obtenir "la paix, la prospérité et le renforcement de l'Etat", cinq stratégies fondamentales furent conçues :

C'est en analysant les rengaines qui justifient chacune des stratégies que nous pouvons comprendre ce qui est au cœur du Plan Colombia. Son caractère intégral ne provient pas de la somme de projets non connectés de nature sociale, répressive ou institutionnelle, comme le présente le gouvernement, mais bien plutôt de son articulation autour du thème de la lutte contre le trafic de drogue et les groupes armés. Comme le dit le Plan : "Le trafic de drogue constitue une menace pour la sécurité interne, non seulement de la Colombie, mais également d'autres nations consommatrices ou productrices de stupéfiants… il constitue pour toute société démocratique un élément déstabilisateur, générateur d'énormes quantités d'argent pour les groupes armés en marge de la loi".[8] Tout cela explique pourquoi Ricardo Vargas, représentant pour la Colombie d'Acción Andina, considère que l'utilisation des termes "développement social", "démocratie" ou "respect du droit humanitaire" ne sont qu'un euphémisme. La déclaration de guerre au trafic de drogue, telle qu'elle est conçue, laisse pratiquement intactes l'organisation et la structure économique de la mafia, et son action est concentrée sur les sociétés locales où est produite la matière première.[9] L'entrée en lice de trois unités du bataillon antinarcotique, affectés à des tâches qui relèvent pourtant exclusivement de la compétence de la Police, ainsi que les efforts manifestes pour appuyer "le développement d'agents de contrôle biologique sûrs et fiables pour l'environnement" pour l'éradication, confirment la tendance à focaliser le conflit dans les zones rurales où les paysans et la guérilla coexistent.

Additions et soustractions

Même après moult brassage des cartes, la marque de la Force ne disparaît pas du Plan Colombia. Tous les jours, un haut fonctionnaire fait de nouvelles additions et soustractions, pour tenter de prouver la nature sociale de la politique vis-à-vis des rubriques défense et modernisation. "Des 7500 millions de dollars que nous allons investir dans le Plan Colombia, l'aide militaire contre le trafic de drogue sera de 954 millions et nous allons consacrer près de 6800 millions au chapitre social", affirmait récemment le Président Pastrana.[10] La seule façon d'arriver à cette conclusion était de caméléoniser, sous la colonne "développement social", des ressources hétérogènes, y compris celles destinées au renforcement des institutions, la formation des juges, la construction de prisons de haute sécurité et la protection des témoins. Nulle trace d'un budget clairement défini, ni de projets sociaux, qui ne font que s'ébaucher dans l'urgence du moment, l'improvisation des différentes entités et la pression des barons politiques. Faute de pouvoir chercher un consensus, fût-il arithmétique, avec les assesseurs de la Casa de Nariño [siège de la présidence, NdT], nous avons dû nous résoudre à faire notre propre comptabilité, en nous basant sur le budget initial présenté pour examen au Congrès des Etats-Unis. En regroupant les programmes qui directement ou indirectement contribuent au développement social –génération d'emplois, aides aux secteurs vulnérables, développement alternatif, protection de l'environnement, travaux d'infrastructure et promotion de la paix– nous parvenons à un total de 1811 millions de dollars, un pourcentage significatif (24%) du Plan Colombia. Nous n'incluons pas les 134 millions d'aide aux populations déplacées, car leur fonction est clairement de limiter l'impact social et humain provoqué dans les populations cultivatrices de coca et de pavot, ou, ce qui revient au même, pour "atténuer les effets collatéraux de la guerre", selon la terminologie des militaires. Certes, un montant de 1810 millions de dollars est alloué à la substitution de cultures alternatives, la formation et l'emploi pour les jeunes de 18 à 24 ans, et l'aide aux mères chargées de famille, ce qui peut paraître un chiffre élevé. Mais la discussion n'est pas d'ordre quantitatif. Le Plan Colombia place de fait l'ensemble des stratégies sociales en seconde priorité après la fumigation des cultures illicites ou la lutte contre les groupes armés que l'on suspecte à tort ou à raison de protéger ces cultures. Ce scénario immédiat non seulement exacerbe le conflit, mais met aussi en danger le processus de négociation avec les FARC, comme le soulignent dernièrement deux des porte-parole de ce mouvement, Raúl Reyes et Simón Trinidad.

Qui viendra me sauver ?

Avec un coût total approximatif de 7500 millions de dollars, le Plan Colombia doit en principe être financé par les apports hypothétiques du budget national, de l'Union Européenne, des Etats-Unis et des institutions bancaires multilatérales. A part le paquet américain de 1600 millions de dollars, qui a déjà évité non sans difficulté l'écueil du Congrès, auquel s'ajoutent 700 millions de crédit externe et à peine 200 millions provenant des Bonos de Paz [bons émis par le gouvernement et dont l'achat est obligatoire pour un certain niveau de contribuables NdT], la plus grande incertitude règne sur les 5000 millions de dollars restants. L'Europe, qui a déjà repoussé la "table-ronde de donateurs" prévue en octobre 1999, se répand en déclarations génériques d'appui au processus de paix, mais se montre très précautionneuse quant au Plan Colombia, dont elle doute que ce soit l'application la plus adéquate du principe de responsabilité partagée sur le problème de la drogue. Face au dilemme de ne pas incommoder l'administration Clinton en s'y opposant ouvertement, sans pour autant s'impliquer dans une stratégie agressive dans une région éloignée de sa sphère d'influence géopolitique, la CEE fournira quelques ressources pour des projets sociaux, humanitaires et pour l'environnement, mais qui resteront loin des 1200 millions de dollars auxquels prétendait la Colombie. Quant au gouvernement colombien, ses poches percées ne lui permettent même pas de régler le déficit (49,6%) du budget de la Nation. Face à un scénario macroéconomique peu encourageant –le PIB devrait croître de 2% et la collecte des impôts restera faible– il ne restera presque rien des 4000 millions de dollars prévus si on ne décroche pas d'autres crédits externes. A San Vicente del Caguan [centre de la zone démilitarisée laissée au contrôle des FARC –NdT], Mauricio Cárdenas, directeur du département du Plan, a dû reconnaître que la moitié des ressources du Plan Colombia ne sont pas très frais, puisqu'ils proviennent d'investissements prévus dans l'exercice annuel du gouvernement. Etant donné cet état de fait, les millions de dollars des américains seront les premiers à pleuvoir, mais leur utilisation devra suivre la minutieuse répartition prévue par Washington, et en premier lieu "l'offensive du gouvernement colombien dans les régions du Sud du pays où est cultivée la drogue, et aujourd'hui dominées par la guérilla".[11] C'est-à-dire, pour être précis, dans les départements du Putumayo et du Caquetá, où on trouve 57000 hectares de coca, cultivée par plus de 20000 familles de paysans, et 100000 travailleurs journaliers qui "râpent" les plantes pour en arracher les feuilles, sans compter une immense population itinérante dont la subsistance dépend directement de la fourniture de services à la région. Cette région est également le siège du Secrétariat National des FARC et territoire du Bloc Sud de ce mouvement guérillero.

IV. Le vrai visage

Les versions en espagnol et en anglais du Plan Colombia sont au premier abord identiques ; c'est à peine si on note une légère modification dans l'ordre des chapitres : le processus de paix fait l'objet du chapitre I pour la Colombie et l'Europe, mais c'est le chapitre V pour les Etats-Unis. Néanmoins, une lecture un peu plus attentive réserve bien des surprises : les paragraphes supprimés dans le texte en espagnol sont ceux qui concernent le plan d'intervention militaire, judiciaire et social qui doit se dérouler successivement dans le Putumayo, la région Amazonienne, la zone andine et finalement tout le pays, entre 2000 et 2006. Dans la définition des objectifs de la fameuse "Mission nationale", le langage est précis : "rétablir le contrôle gouvernemental sur les zones-clés de production de drogue" , "établir un contrôle militaire sur le Sud du pays afin de faciliter les opérations d'éradication", et "rompre les liens entre les groupes armés et l'industrie de la drogue".[12]  Les priorités assignées à chaque force (armée, police) sont fortes, à tel point qu'elles feraient rougir le ministre des affaires étrangères Fernández de Soto, qui avait promis qu'il démissionnerait si on trouvait une quelconque référence à une supposée priorité à l'action antisubversive dans le Plan Colombia. En fait, un paragraphe suffit pour se faire une religion : "Forces militaires – priorité : insurgés [c à d guérilla NdT], groupes paramilitaires, trafic de drogue et organisations criminelles".[13] Pas de doute non plus sur l'agressivité des opérations antinarcotiques et anti-guérilla. Il est recommandé de "préparer et fournir tout le nécessaire aux unités pour qu'elles puissent faire face aux menaces à la sécurité nationale, et désigner des forces spéciales pour l'exécution de plans stratégiques, en mettant l'accent sur les opérations offensives tout en maintenant les conditions essentielles de défense".[14]  Les institutions civiles tiendront un rôle d'accompagnement, subordonnées à l'autorité militaire, selon ce que l'on peut voir dans la mission confiée aux ministères et autres institutions : "le Ministère de l'Intérieur, ainsi que les gouverneurs et les maires, doivent publier les décrets et les résolutions nécessaires pour réduire le trafic et les mouvements de personnes, d'armes ou de matières légales qui puissent avoir un lien avec le traitement des drogues dans les zones-cibles, si cela est jugé nécessaire par le commandement policier ou militaire".[15] Pour remplir la mission centrale et atteindre les objectifs stratégiques énoncés dans la version anglaise du Plan Colombia, le gouvernement Clinton libéra 1337 millions de dollars destinés au Bataillon antinarcotique et à la Police nationale. Ces ressources devaient être utilisées pour l'achat de 30 hélicoptères Black Hawk, 15 Huey, des équipements infrarouge pour un avion Schweiser, l'installation de radars à Leticia et Tres Esquinas [dans le Sud du pays], l'amélioration de bases militaires au Pérou et en Equateur, et de la logistique pour le contrôle des voies aérienne, terrestre et marine du trafic. Alors que les dépenses militaires représentent 84,9% des 1574 millions de dollars promis, 145 millions iront à la substitution de cultures, 93 millions au droit humanitaire et 30 millions pour les populations déplacées de l'Amazonie.[16]

Quand des voix s'élevèrent, au sein du Congrès des Etats-Unis, pour exprimer des craintes sur l'effet boomerang que les dépenses militaires pourraient avoir sur le droit humanitaire, le Département d'Etat clarifia le sens de l'"aide" : "Bien que beaucoup des problèmes ont des racines dans le malaise social, c'est la détérioration du respect de la loi qui crée le chaos actuel. Il faut des efforts décidés dans la lutte anti-drogue, en combinaison avec les composantes sociales du Plan, pour que la Colombie rétablisse son autorité dans les zones où les guérillas, les paramilitaires et les criminels oeuvrent en toute impunité"[17] Il n'aura fallu qu'une année pour que la colombe de la paix se transforme en un faucon aux serres acérées, entraîné et alimenté par le Pentagone. Porté par les chaudes brises tropicales, ce rapace arrivera bientôt dans le sud colombien, dans la forêt profonde du Putumayo.


[1] Cet article est une version corrigée du texte éponyme apparu dans le Bulletin "Punto crítico del conflicto" n°0, an 1, Mars 2000, publié par l'Observatoire sur le Phénomène de la Drogue en Colombie ; il a également été publié par Indepaz dans la compilation "Cultivos illícitos, narcotráfico y agenda de paz", Bogotá, juin 2000.
[2] Discours de lancement du Plan Colombia, in "Hechos de Paz I-IV", Présidence de la République, Santafé de Bogotá, 1999, p. 72.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] "Plan Colombia", in "Hechos de Paz V", Présidence de la République, Santafé de Bogotá, 1999, p. 448.
[6] Sur la base de statistiques de la Police nationale antinarcotiques
[7] "Plan Colombia. Plan para la Paz, la prosperidad y el fortalecimiento del Estado", Présidence de la République, Santafé de Bogotá, 1999, p. 8
[8] Ibid., p. 30.
[9] Conférence "Plan Colombia y proceso de paz", Université Nationale de Colombie, 7 mars 1999.
[10]"6.800 millones de dólares los invertiremos en lo social : Pastrana" [Pastrana : Nous allons consacrer 6800 millions de dollars au chapitre social], sur www.presidencia.gov.co, 3 mars 2000.
[11]  "Paquete de ayuda a Colombia", in Hoja informativa, http://usembassy.state.gov/colombia, 11 janvier 2000
[12] "Plan Colombia. Plan for peace, prosperity, and the strengthening of the state", supplément spécial de "desde abajo", Santafé de Bogotá, novembre 1999, p. 18
[13] Ibid., p. 19
[14] Ibid., p. 20
[15] Ibid.
[16] "La mesa está servida" [la table est servie], magazine Cambio 16, 17 janvier 2000, p. 26, et autres informations parues dans la presse.
[17] "El Plan Colombia no es solo militar" [le Plan Colombia n'est pas seulement militaire], quotidien El Tiempo, 15 février 2000, p. 7

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