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Les sales guerres de la coca
Courrier International n° 605 - 6-12 juin 2002

Quand le Pentagone fait joujou en Colombie

Au départ, le Plan Colombie devait aider à la reconversion des agriculteurs. Quatre ans après, la réalité est tout autre. Les Américains ont d’abord vendu leurs hélicoptères high-tech…

ROLLING STONE (extraits)


New York
Dans le cadre de la guerre technologique menée par les Etats-Unis pour lutter contre la drogue, les cultivateurs de la forêt tropicale colombienne se sont vus attribuer des radios émettrices reliées à des satellites espions américains pour les informer : “Non, nous n’avons pas de coca, toujours pas de coca aujourd’hui…” De leur côté, les Américains ont recours à une méthode de repérage des cultures de coca extrêmement sophistiquée qui s’effectue depuis l’espace. Les radiations particulières émises par les plants de coca sont identifiées par des satellites placés en orbite et reconverties sous forme de cartes ou de statistiques grâce au Multiple Digital Imaging System [système d’imagerie numérique multiple].

A l’ambassade américaine de Bogotá, pour les réunions de routine relatives à l’application du Plan Colombie, les cultures de coca sont symbolisées par de petits carrés verts générés par ordinateur sur une carte électronique. Chacun d’eux représente une surface de plus de vingt hectares de coca. Ces petits carrés sont déterminants pour obtenir le soutien du Congrès américain au Plan Colombie. En effet, généralement les émissaires du Congrès ne restent que quelques heures en Colombie et ne sortent pas de l’obscure salle de réunion de l’ambassade. Dans cette pièce sombre, lorsqu’ils sont projetés sur l’immense mur qui fait office d’écran, les petits carrés lumineux ont un effet psychologique considérable. Ils incitent à croire que dans la vraie vie, il est aussi facile d’éliminer les cultures de coca que de créer de telles images informatiques, et bien sûr grâce à la technologie américaine. Ces petits points verts posent problème ? Nous allons les éradiquer en appuyant sur une touche ! Ainsi représenté, le colossal problème des cultures de coca ne semble pas hors de portée du savoir-faire américain. C’est comme dans un jeu vidéo dont le but est d’éliminer ce qui représente un danger pour notre bien-être national.

Détournement
Au moins 20 officiers de la police antidrogue colombienne auraient détourné à leur fin personnelle plus de 2 millions de dollars [environ 2,2 millions d’euros], versés dans le cadre du Plan Colombie par les Etats-Unis sur un compte de l’ambassade américaine à Bogotá. Provisoirement arrêtée, l’assistance américaine à la section antidrogue reprendra une fois l’enquête achevée et les officiers jugés.

En 1998, le tout nouveau président de la république de Colombie Andrés Pastrana exposait son Plan Colombie à Washington. Loin de lui alors l’idée de s’attaquer aux cultures de coca à l’aide de satellites espions ! Il souhaitait mettre l’accent sur le développement économique du pays et pensait également qu’une augmentation des exportations légales colombiennes vers les Etats-Unis pourrait nuire au trafic de drogues. En effet, des produits comme le textile et les fleurs pâtissent de tarifs élevés et d’une réglementation très stricte, alors que la cocaïne et l’héroïne en provenance de la jungle colombienne pénètrent aux Etats-Unis sans contrôle ni taxation. “Le Plan Colombie original était un projet magnifique” affirme Luis Moreno, qui était alors l’ambassadeur de M. Pastrana à Washington. Mais sous cette forme, le projet ne s’est jamais concrétisé. “L’idéalisme de M. Pastrana s’est heurté à la réalité de la politique américaine et à nos tentatives récurrentes pour le canaliser”, commente Peter Reuter, professeur à l’Université du Maryland et grand expert du problème de la consommation de drogue aux Etats-Unis. “Bill Clinton m’a prévenu lorsque je suis venu réclamer le soutien de son pays pour le développement humanitaire”, a déclaré M. Pastrana. M. Clinton lui a répondu : “Je ne peux pas vous aider sur ce point. Tout ce que je peux obtenir du Congrès pour vous, ce sont des armes et des équipements militaires”. C’est donc un Plan Colombie réactualisé qui est sorti de la moulinette politique américaine, un plan qui convenait enfin aux différents groupes d’influence de Washington. Puis, comme à son habitude, le Congrès s’est approprié ce programme à des fins électorales. Plus précisément, les députés et les sénateurs ont détourné l’argent destiné à la Colombie vers leurs circonscriptions et leurs états respectifs.

Comme un agriculteur colombien tentait de l’expliquer lors d’une réunion à Puerto Asís [Colombie], la mise en Suvre de matériel high tech s’élevant à plus de 1 milliard de dollars [environ 1,1 milliard d’euros] pour l’application du Plan Colombie n’a aucun sens en Colombie. En revanche, cela revêt une grande importance à Washington. En fait, il était impératif que des armes ultra-sophistiquées entrent en jeu pour que le Plan Colombie bénéficie de l’aval du Congrès.

Mais ce n’est pas tout. Sur le budget que le Congrès a attribué au Plan Colombie, plusieurs centaines de millions de dollars ne concernaient en rien le pays latino-américain. En effet, plus d’un tiers de ce budget global a été destiné au financement de projets greffés au Plan, comme par exemple la modernisation des aéroports des îles touristiques caribéennes d’Aruba et de Curaçao. Une fois ces sommes soustraites, on s’est aperçu qu’il ne restait que quelque 860 millions de dollars [926 millions d’euros] pour la Colombie. Et encore moins, puisqu’il faut lui ôter plusieurs centaines de millions de dollars supplémentaires nécessaires au financement de “communications sécurisées”, d’un service de “renseignements” et d’une “force de protection”.

En fait, sur la totalité de la somme destinée à la Colombie, la moitié sert à financer des joujoux militaires high-tech made in USA, ainsi que les salaires, le confort matériel et la sécurité des Américains, Colombiens, et autres employés engagés à forfait pour manipuler ce matériel. Par matériel, entendez des dispositifs fort onéreux et ultra-secrets, mais également des micro-ondes pour faire du pop-corn et des postes de télévision reliés au satellite pour que chacun puisse se tenir informé de ce qui se passe chez lui… A la base d’entraînement de Larandia [Colombie], j’ai été témoin d’un débat virulent concernant l’utilisation de l’argent du Plan Colombie : il était question de la taille des chambres que les Etats-Unis s’apprêtaient à construire dans le cadre de leur participation au Plan. “Les Colombiens veulent de grandes chambres pour y faire venir leurs femmes, leurs enfants, leurs amis et leurs maîtresses”, m’expliquait un cadre de la société DynCorp [agence ayant réalisé plusieurs missions pour le gouvernement américain], “alors que nous, Américains, nous voulons des petites chambres faciles à climatiser.”

Au bout du compte, il ne reste guère que 68,5 millions de dollars [74 millions d’euros], soit moins de 8 % du budget global, pour tenter de convaincre les cultivateurs de coca de choisir un autre moyen de subsistance, comme le souhaitent les Etats-Unis. Cela devra suffire pour développer les cultures de remplacement comme le piment rouge par exemple, sur l’ensemble du territoire colombien et non uniquement dans la région du Putumayo [particulièrement propice aux cultures de coca].

A titre d’information, 234 millions de dollars [252 millions d’euros] ont été débloqués pour produire dix-huit hélicoptères américains Black Hawk dans le Connecticut. Tout le monde est d’accord sur trois points : ces hélicoptères militaires sont de véritables merveilles technologiques, ils sont incroyablement coûteux et compte tenu de leur puissance de feu et de leur capacité de déplacement, leur mobilisation dans le cadre d’une lutte contre la drogue est une décision pour le moins curieuse (attribue-t-on des Maserati aux auxiliaires de police ?). Alors pourquoi ces machines redoutables font-elles partie du Plan Colombie ?

Il s’avère tout simplement que les Black Hawk sont là pour dissuader les agriculteurs réticents, les narcotrafiquants et les guérilleros de tirer à vue sur les employés de DynCorp lorsqu’ils survolent leurs cultures avec des avions pulvérisateurs chargés de défoliant. Tout cela est théorique car en réalité, ces hélicoptères constituent des cibles toutes désignées pour les guérilleros. D’un seul coup de feu bien dirigé, des insurgés armés d’un simple fusil peuvent tuer des dizaines de personnes et faire perdre aux Etats-Unis ou à la Colombie des dizaines de millions de dollars. Et comme si ces d’hélicoptères ne suffisaient pas, un budget additionnel de 120 millions de dollars [130 millions d’euros] a été débloqué pour permettre l’intervention d’hélicoptères supplémentaires, ce qui porte le budget destiné aux hélicoptères à 354 millions de dollars [381 millions d’euros], soit 40 % du budget global du Plan Colombie.

Récemment, le Sénat et la Chambre des représentants ont décidé de rallonger le budget du Plan Colombie à hauteur de 625 millions de dollars [673 millions d’euros]. En y introduisant toutefois un léger changement… de nom. Le Plan Colombie s’appelle désormais l’Andean Counterdrug Initiative [l’initiative andine] du président Bush.

En fin de compte, le Plan Colombie n’est autre qu’un grand programme social taillé pour les décideurs de Washington, qui nécessite d’énormes budgets et qui, année après année, génère les mêmes communiqués de presse rassurants. C’est également ce qui guette la guerre contre le terrorisme. “Ceci est un gaspillage d’argent colossal”, estime Jim McGovern, un député qui l’année dernière avait demandé à ce que l’on retire 100 millions de dollars [110 millions d’euros] du budget d’assistance militaire pour les reverser à l’aide aux enfants. “L’ignorance de certains fonctionnaires américains sur le dossier colombien laisse pantois, pourtant, nous continuons à nous acharner”, ajoute le député.

Le budget de la DEA, [Drug Enforcement Administration, agence américaine de lutte contre le trafic de drogue] qui ne représente qu’une infime partie de ce que Washington dépense annuellement pour lutter contre la drogue, s’élève tout de même à un milliard de dollars. Cela signifie qu’au fil des décennies, ce sont autant de milliards de dollars qui seront dépensés pour combattre la drogue dans des banlieues de Virginie plutôt que dans les pays producteurs, et cela se voit. Juste à côté des locaux de la DEA se trouve un centre commercial somptueux qui compte des magasins luxueux, comme Saks, ainsi qu’un de ces hôtels huppés, le Four Seasons.

T. D. Allman


Chronologie

Trente ans de lutte contre les drogues

1971 Nixon déclare les drogues “ennemi numéro un des Etats-Unis”.
1973
Création de la Drug Enforcement Agency (DEA).

1979 Les Bahamas deviennent un lieu de transit pour la drogue entre la Colombie et les Etats-Unis.
1981 Ratification du traité d’extradition entre les Etats-Unis et la Colombie
1981-1982 Emergence du cartel de Medellín réunissant Carlos Ledher, Pablo Escobar, Jose Gonzalo Rodriguez Gacha et la famille Ochoa.
1982 Accord entre Pablo Escobar et le général Manuel Noriega autorisant le transit de cocaïne par le Panamá.
1982 Election de Pablo Escobar au Congrès colombien.
1982 Prise record de cocaïne à l’aéroport de Miami : environ 2 tonnes, estimée à 100 millions de dollars.
1984 La DEA et la police colombienne découvrent Tranquilandia, la base du cartel de Medellín
1984-1985 La route de la drogue est déviée vers le Mexique.
1984-1988 Les cartels colombiens terrorisent et assassinent des hommes politiques.
1986 Début des opérations américaines antidrogues au Pérou, Equateur et Bolivie.
1987 Capture de C. Ledher et J. Ochoa à Medellín.
1987 La Colombie annule son traité d’extradition vers les Etats-Unis.
1989 Miguel Angel Felix Gallardo, chef du cartel de Tijuana (Mexique), est arrêté à Mexico.
1989 Aide américaine à la police péruvienne.
1989 Assassinat par le cartel de Medellín de L. C. Garlan, candidat à la présidentielle en Colombie. Les Etats-Unis renforcent leur action dans les pays andins.
1989 Jose Sacha est tué par la police colombienne.
1989 Les Etats-Unis envahissent le Panamá et arrêtent le général Noriega.
1990 Bush accroît de 50 % le budget militaire consacré à la lutte contre la drogue.
1991 Les trois frères Ochoa se rendent à la police colombienne.
1993 Mort de Pablo Escobar.
1995 Arrestation de 5 chefs du cartel de Cali.
1996 Les frères Ochoa sortent de prison après cinq ans.
1998 Opération Casablanca, enquête sur le blanchiment d’argent menée par les Etats-Unis.
1998 Octroi aux FARC d’une zone démilitarisée dans le Caguán (Colombie).
1999 Opération Millenium. Arrestations par les Etats-Unis de 31 trafiquants de drogue au Mexique, en Colombie et en Equateur.
2000 Application du plan Colombie.
2002 Rupture du processus de paix entre les FARC et le gouvernement colombien. Remilitarisation du Caguán. Intensification du plan Colombie.


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