et les Universités de Paris I (IEDES), Paris 8
et Paris 13
«Mondialisation économique et gouvernement des sociétés :
l’Amérique latine, un laboratoire ? »
Paris, 7-8 juin 2000
Session IV : Corruption , criminalisation des pouvoirs , et illégalismes
Jean Rivelois.
Chercheur IRD (Institut de recherche pour le développement, ex-ORSTOM)
Résumé
D'une manière générale, les nations modernes, comme
fondement de relations internationales privilégiant la sécurité du
territoire et la reconnaissance des gouvernements, sont progressivement
remises en question sous l'effet de quatre principales pressions : 1)
les pressions communautaristes,
de type ethnico-racial (ghettos), socio-économique (gated
communities) ou mafieux (territoires de non-droit), qui font traverser
les territoires nationaux (urbains ou ruraux) par de multiples frontières
invisibles marquant une forte ségrégation socio-spatiale et une réduction de
l'espace public, à plus forte raison lorsque ces nouveaux territoires sont
entre les mains de caciques locaux ou de seigneurs de guerre exerçant leur
domination sociale par la menace ou l'exercice de la violence, 2) les
pressions régionalistes basées sur la redéfinition des peuples dans un
sens monoethnique ou monoreligieux et fondées sur un "nationalisme de
région" valorisant "un peuple - une terre - une langue - une ethnie", 3)
les pressions individualistes,
véhiculées par certaines organisations internationales, les ONG et le
pouvoir associatif, à travers le droit de l'environnement, l'ingérence
humanitaire, la défense des droits de l'homme, la création d'une Cour pénale
internationale ; c'est ainsi que, s'opposant souvent aux Etats, qui sont des
organisations verticales hiérarchisées, de plus en plus d'organisations
transnationales horizontales et fonctionnant en réseaux se mobilisent autour
des problèmes de pollution, de droits de l'homme ou de corruption, et 4) la
mondialisation des échanges et des trafics dans un cadre libéral, qui va
de pair avec la constitution de blocs régionaux transnationaux ainsi qu’avec
la réduction de la redistribution publique des richesses et la remise en
cause du pouvoir économique des Etats.
Confrontés à ces multiples pressions, les Etats
contemporains ont tendance à déléguer à de nouveaux acteurs locaux la
pacification des relations sociales. Comment des acteurs criminels vont-ils
profiter de ce mouvement de retrait de l’Etat pour établir des connivences
avec les pouvoirs locaux et régionaux et s’assurer le contrôle des
populations ? Quelle en sera la conséquence en termes d’organisation sociale
? Telles sont les deux principales questions auxquelles ce texte tentera de
répondre.
Mots clefs :
acteurs criminels, délinquance sociale, mafias, politiques répressives,
régions, communautarisme.
Jean Rivelois.
Chercheur IRD (Institut de recherche pour le développement, ex-ORSTOM)
Il est frappant de constater que, sous l’effet
de la dissuasion nucléaire, la plupart des conflits contemporains concernent
de moins en moins des guerres entre Etats (conflits internationaux), mais
sont de plus en plus provoqués soit par des tensions régionales
intranationales, c'est-à-dire entre communautés (religieuses, ethniques) ou
groupes criminels à l'intérieur d'un même Etat, soit par des tensions
inter-régionales qui débordent les frontières nationales, par exemple dans
le cas de conflits de type irrédentistes. En effet, si la multiplication des
Etats a contribué à pacifier les relations internationales en mettant la
plupart des nouveaux Etats sous la coupe de quelques Etats dominants, il
faut également reconnaître qu’elle a favorisé à la fois un accroissement de
la violence institutionnelle car la plupart de ces petites entités
politiques cachent derrière un autoritarisme de façade une faiblesse à
contrôler les différents groupes sociaux qui les composent et à administrer
leurs différentes régions, ainsi que l’enracinement d’une violence
criminelle se développant sur le terreau de la corruption de nombreux
gouvernants nationaux ou régionaux. L’échelle régionale a donc tendance à
devenir déterminante autant pour l’expression des revendications politiques
séparatistes (porteuses, en germe, de la création de nouveaux Etats) que
pour l’organisation des trafics opérée par de nombreux groupes criminels et
qui se superposent aux premières. Pour ce qui concerne les acteurs
criminels, on peut considérer que les grandes organisations de trafiquants
de drogues, par exemple, jouent un rôle déterminant dans le domaine
économique (Argentine, Mexique, Colombie, Italie, Espagne, Albanie,
Birmanie), dans les conflits locaux et régionaux (Colombie, Turquie, Kosovo,
Afghanistan, Asie centrale, Inde, Congo) ainsi que dans la criminalisation
de certains Etats (Mexique, Turquie, Turquie, Pakistan, Birmanie, Nigeria).
En effet, cette grande tendance contemporaine au morcellement du pouvoir et
à la fragmentation des territoires implique que les rapports entre
l'appareil étatique central et les sujets (individus, groupes sociaux
d'opposition, communautés ethniques) se distendent de plus en plus,
permettant aux groupes criminels et aux mafias d'apparaître comme de
véritables acteurs socio-politiques ; dans certains cas, les conflits locaux
aboutissent à une dissolution de l'Etat (Nigeria, Angola, Congo
Brazzaville), à l'apparition d'Etats mafieux (Birmanie, Albanie) ou de
régions mafieuses (Mexique, Colombie). Aux niveaux local et régional, il en
résulte la superposition de différents niveaux d'autorité : étatique,
traditionnelle, religieuse, mafieuse. A travers cet accaparement des
territoires par d’anciens et de nouveaux acteurs, la délinquance contribue à
la transformation des rapports sociaux (légitimité sociale de certains
groupes criminels qui font du développement de substitution), des relations
de pouvoir (connivences entre institutions et groupes criminels) et des
formes de domination (prise en otage des populations locales par les groupes
criminels). Finalement, l’augmentation des différentes formes de délinquance
ne favoriserait-elle pas la diffusion d’un communautarisme social, et, dans
ce cas, comment pourrait-on définir celui-ci ?
1) Les organisations criminelles
Afin de ne pas céder aux tentations du complot
et de l’amalgame, il est préalablement nécessaire de distinguer les
différents types d’organisations criminelles qui s’insèrent dans les champs
politique, économique et social.
On trouve tout d’abord l'Etat
mafieux qui sera caractérisé à partir de deux critères fondamentaux : 1)
lorsque, suite à la conclusion d'un pacte, les acteurs de la marge pénètrent
le centre du système politique, les acteurs politiques se trouvant alors
dominés par les acteurs souterrains, et 2) lorsque les activités
souterraines fournissent une grande partie des ressources de l'Etat ; on
parlera de régions mafieuses
lorsque ces deux critères sont transposables uniquement au niveau régional.
Si les acteurs de la marge sont dépourvus d'ambitions politiques et ne
contribuent qu'à l'enrichissement personnel de certains responsables
politiques et économiques qui les protègent et les aident à valoriser leurs
bénéfices, et si un secteur de l’appareil étatique est impliqué dans les
trafics illégaux et en récupère une partie des bénéfices soit à des fins de
socialisation, soit pour l’enrichissement personnel des responsables
politiques ou administratifs, on aura affaire à un
Etat à tendance mafieuse. Dans
tous les cas, la mafia implique
une connivence entre le politique et le souterrain, les acteurs souterrains
cherchant à influencer les acteurs politiques et administratifs par la
corruption, le chantage ou la violence. Au niveau de son organisation
interne, la mafia est structurée d'une manière pyramidale
chacune de ses ramifications
étant plus ou moins cloisonnée
qui lui permet de fédérer les différents groupes criminels (familiaux,
claniques ou ethniques) qui la composent, de contribuer à la pacification de
leurs relations et de décider de la répartition des activités illégales (les
trafics) et des territoires entre ces groupes. On pourrait donc caractériser
la mafia comme une instance
supra-locale qui se consacre au contrôle de routes
(régionales, transrégionales ou transnationales) et à la coordination des
groupes criminels locaux qui la composent. Mais la mafia est davantage qu'un
super acteur criminel, davantage que la somme de ses parties ; elle est un
acteur politique et économique. De plus, à travers son enracinement social,
ses connexions internationales avec d'autres groupes criminels et ses liens
avec les milieux politiques et économiques qu'elle a infiltrés, la mafia est
en mesure de contrôler tout le processus de production illégale des
richesses, c'est-à-dire, pour ce qui concerne la drogue, par exemple, la
culture, la transformation, le trafic, les réseaux de distribution, le
blanchiment, le recyclage et la répartition des bénéfices
le problème de la répartition
étant de savoir au profit de qui elle s'effectue. Lorsqu'il y a entente
entre différentes mafias régionales ou nationales, on parlera de
constitution de cartel.
Les différents Etats clientélistes
(paternaliste, bureaucratique, libéral ou mafieux) abritent donc ces acteurs
criminels qui moduleront leurs stratégies de connivences avec les acteurs
légaux en fonction du type d’Etat à l’intérieur duquel ils se situent. Le
tableau de la page suivante montre les différents acteurs, légaux et
illégaux, sur un plan statique, c’est-à-dire sans prendre en compte les
interactions qu’ils sont amenés à nouer entre eux et sans les référer à
l’Etat clientéliste particulier au sein duquel ils sont insérés.
INTERACTIONS MARGE-CENTRE DANS |
|
||||
LÉGAL |
ETAT CLIENTÉLISTE (LE CENTRE) |
||||
PUBLIC
(privatisé par la corruption) |
PRIVÉ
(collusion d'intérêts avec agents publics) |
||||
POLITIQUE
NATIONAL
è
relations internationales
(pouvoir réel et/ou influence*) |
INSTITUTIONNEL
NATIONAL, RÉGIONAL, LOCAL
(autorité administrative) |
ÉCONOMIQUE
TRANSNATIONAL, NATIONAL, RÉGIONAL
(domination, influence) |
SOCIO-POLITIQUE
LOCAL
(domination, solidarités) |
|
Souveraineté, légitimité, intégration,
décision, hiérarchisation
par grands caciques politiques :
- membres du pouvoir exécutif
- représentants (pouvoir législatif)
- responsables des partis (et des groupes politiques) de
gouvernement
- oligarchies politiques régionales
è
Violence symbolique |
Contrôle social, intégration,
exécution, redistribution, répression
par responsables institutionnels de :
- police
- armée
- douanes, fisc
- justice
- services publics nationaux
è
Violence légitime |
Hiérarchisation, redistribution,
accumulation, exploitation
par dirigeants (le patron)
de :
- banques (spéculation)
â
prêts
;
á
profits
- entreprises (production) et commerces
- conseils d'administration (actionnaires)
- corporations patronales
- groupes de pression
- oligarchies économiques régionales |
Contrôle social, socialisation, redistribution
par caciques locaux :
- famille (le père)
- notables (notaires, avocats,
patrons de petites et
moyennes entreprises, élus locaux...)
- serviteurs publics (le maître d'école)
ou maîtres spirituels (prêtre
des églises
instituées, gourou et
patriarche des sectes)
- organisations militantes (partis, syndicats,
associations, ONG) |
ILLÉGAL |
ORGANISATIONS MARGINALES
(connivences avec le centre) |
|||
Seigneur de guerre
(pouvoir autonome établi) |
Chef de mafia :
le parrain
(autorité informelle, influence) |
Chef de clan
(domination, influence) |
Chef de bande (gang) :
le caïd
(domination, solidarités) |
|
Légitimité, intégration
séparée, arbitraire
conquête du territoire
national ou régional
en période de guerre civile ou ethnique
par armée rebelle
â
- négation du centre
- utilisation de la terreur de type
fondamentaliste, nationaliste ou raciste
génocide, ethnocide
è
Violence aveugle |
Infiltration, hiérarchisation, accumulation
Contrôle d'une portion du territoire
International, national ou régional
par familles associées (les réseaux)
â
- légitimation des activités illégales
- légalisation des profits illicites
- pacification des rapports sociaux par administration déléguée du
territoire (divisé) et des activités (partagées)
è
le contrat politique de corruption
è
Violence dissuasive (menace,
chantage) |
Hiérarchisation, redistribution, exploitation
contrôle d'une portion du territoire
transnational, régional ou métropolitain
par famille organisée (la grande criminalité)
â
la gestion des affaires souterraines "industrielles"
(trafic de drogue, de main-d'œuvre, d'armes, d'objets volés,
prostitution, enlèvements, racket,
contrebande...)
è
corruption institutionnelle temporaire
è
Violence organisée ciblée |
Socialisation, redistribution
contrôle d'une portion du territoire
local (rural ou urbain ou péri-urbain)
par petite délinquance
ê
les affaires souterraines "artisanales" ponctuelles (distribution de
drogue, vols, racket...)
è
valorisation individuelle
è
Violence atomisée dispersée |
*
influence : pouvoir informel statutaire fondé sur des réseaux de relations
dirigés par des maîtres de clientèles.
Ainsi que le montre le tableau ci-avant, il est
nécessaire de prendre en compte divers paramètres pour spécifier les
interactions centre-marges : les différentes
sphères d'origine de l'action
(public/privé, formel/souterrain, légal/illégal) ; les différents
domaines d'intervention sur le réel
(politique, institutionnel, économique et socio-politique) ; les
différentes échelles territoriales
(local, métropolitain, régional, national et transnational). Trois modes
paradigmatiques d'interactions en découlent :
1) la tolérance des marges,
qui caractérise surtout certains Etats bureaucratiques et libéraux, et
implique une répression sélective des marges illégales par le centre
politico-institutionnel ; la tolérance établit une complémentarité
fonctionnelle entre les marges et le centre, et s'opère à partir d'une
division des fonctions légales et illégales, en même temps qu'à partir d'une
distinction entre activités formelles et activités souterraines.
2) l'intégration des marges,
qui consiste en une assimilation politique des marges par le centre ; elle
caractérise également d'autres Etats bureaucratiques et libéraux ;
l'intégration s'effectue à partir d'une perméabilité entre la marge et le
centre, et sur la base d'une hiérarchisation des fonctions légales et
illégales ainsi que des activités formelles et souterraines, les acteurs
politiques contrôlant alors, directement ou par l'intermédiaire de chefs de
clans criminels, les activités souterraines illégales.
3)
l'infiltration du centre par les marges, qui caractérise les Etats
paternalistes, les Etats à tendance mafieuse et les Etats mafieux ; elle se
fonde sur une imbrication des marges et du centre, qui dénote une double
confusion, d'une part entre les fonctions légales et illégales, et d'autre
part entre les activités formelles et souterraines.
Finalement, à travers les multiples interactions
qui sont nouées, il devient possible de conclure qu’entre le public et le
privé, il y a la marge, composée d’acteurs privés qui cultivent des
connivences avec les acteurs publics pour la continuation ou le
développement de leurs activités illégales. L’étude de ces interactions,
spécifiques pour chaque pays, résultent d’un croisement entre une analyse
territoriale car les interactions centre-marges participent d’une
recomposition des territoires et une analyse socio-politique car les
interactions centre-marges contribuent également à la redéfinition du
rapport des acteurs à la loi ainsi qu’au changement des rapports de pouvoir
et de domination provoqué par la superposition des connivences entre acteurs
légaux et illégaux aux traditionnelles collusions entre acteurs privés et
publics. Il va s’agir à présent de cerner quelques unes des délinquances qui
sont à la base de ces connivences afin de comprendre leurs effets de
recomposition socio-spatiale ainsi que les formes de répression auxquelles
elles sont confrontées.
2) Délinquance criminelle et délinquance sociale
En apparence, la concurrence à la marge est
régulée, non par la loi, mais par la menace ou l'exécution de la violence ;
cependant, dans de nombreux cas, la proximité des acteurs de la marge avec
ceux qui représentent la loi constitue un indéniable atout pour ce qui
concerne l'exercice de leur domination et l'utilisation de leur influence
afin de développer leurs trafics illégaux. Et, dans ce cas, même si leur
rôle politique de pacificateurs des rapports sociaux semble évident, il n'en
demeure pas moins que leur fonction économique d'investisseurs d'une partie
de leurs profits illégaux soit par la corruption des acteurs légaux, soit
par l'extorsion que ces derniers opèrent au détriment des acteurs de la
marge, soit directement par le processus de blanchiment-recyclage est
également essentielle. Il faudra donc analyser au cas par cas les rapports
de force puisque la division apparente entre le légal et l'illégal s'opère à
l'intérieur d'un système clientéliste qui tolère certaines connivences entre
acteurs légaux et illégaux. Dans les cas extrêmes, on peut même imaginer que
les acteurs illégaux participent à la formation du pouvoir légal lorsque,
par exemple, certains acteurs du centre deviennent dominants en mobilisant
en leur faveur une force illégale avec laquelle ils sont associés, en
échange de leur protection aux acteurs de la marge qui la représentent. On
considérera donc comme des acteurs supérieurs ceux qui concentrent pouvoir,
domination et influence.
Schématiquement, on peut distinguer cinq
principales entrées des acteurs criminels à l'intérieur de la sphère légale
ou des acteurs centraux à l'intérieur de la sphère illégale, qui permettent
aux acteurs de la marge d'asseoir ou de légitimer leur domination : la
délinquance spirituelle, la délinquance patronale, la délinquance
financière, la délinquance criminelle et la délinquance sociale. Seront ici
développées les deux dernières.
a) La délinquance criminelle
Si l'on prend comme exemple le cas français, on
s'aperçoit que, depuis 1960, délinquance et criminalité ont énormément
augmenté, mais il ne s'agit pas d'un phénomène produit par la crise puisque
cette croissance s'est opérée autant durant la période de prospérité
(1945-1975) que pendant les restructurations industrielles (depuis la fin
des années 1970) ; depuis une dizaine d'années, l'amplitude du phénomène
s'est cependant stabilisée au plus haut niveau depuis la dernière guerre,
avec des oscillations périodiques. Si l'attrait du gain est une motivation
qui peut apparaître autant en période d'abondance qu'au cours des cycles
d'austérité et d'augmentation du chômage, cela tend à prouver que la
délinquance criminelle relève davantage de la permanence du clientélisme
d'Etat que de la conjoncture économique. Ce qui change, c'est le mode
d'expression de cette délinquance criminelle ; en effet, l'ancienne
génération de malfrats, qui obéissait à certaines règles et entretenait des
rapports ambigüs avec les forces de l'ordre, a tendance a être supplantée
par une nouvelle, davantage imprévisible, usant parfois d'une violence
extrême et recrutant de plus en plus des hommes de main inexpérimentés. Ce
qui constitue une constante, c'est que la délinquance criminelle concerne
prioritairement les premières ou deuxièmes générations de groupes ethniques
émigrés qui s'en servent comme d'un instrument d'ascension sociale. Les
trafiquants de drogue appartiennent à cette catégorie de criminels, le
problème étant de savoir si ceux qui profitent de leurs activités (hommes
politiques, banquiers, policiers et juges corrompus, industriels et
promoteurs immobiliers) peuvent être classés dans la même catégorie. Enfin,
concernant les moyens utilisés par cette forme de délinquance, il faut noter
que la violence criminelle est en augmentation dans un environnement de
« culture
des armes à feu » qui lui est propice ;
c'est ce qui explique que les Etats-Unis détiennent le taux de décès par
armes à feu le plus élevé du monde industrialisé[1],
le commerce de ces armes étant lié à l'influence que déploie le groupe de
pression de
La mafia apparaît comme la plus importante des
organisations criminelles ; elle est établie sur des bases communautaires
(familles, clans, liens du sang) régionales ou nationales et se caractérise
par la protection dont elle bénéficie de la part des autorités politiques et
institutionnelles ; elle implique donc l'établissement de connivences entre
pouvoir politique et pouvoir criminel dans le but de constituer une rente
financière illégale (partagée entre acteurs du centre et de la marge) et de
parvenir à la pacification des rapports sociaux par la régulation des
acteurs criminels locaux et l'intégration des marges sociales (à travers un
système de domination de type clientéliste paternaliste). Parce que la mafia
bénéficie d'arrangements grâce auxquels elle est autorisée à transgresser
les lois, elle se développera prioritairement au sein de systèmes politiques
autorisant l'infiltration ou l'intégration des marges[2].
De nombreuses mafias se sont constituées à partir de groupes d'immigrés
fuyant la persécution ou la pauvreté, mais exclus des activités licites dans
leur pays d'accueil, et qui ont reconstitué, sur cette terre étrangère, les
codes et hiérarchies de type patriarcaux, tribaux ou claniques de leurs
sociétés d'origine ; de ce point de vue, la lutte contre le crime organisé
revient à substituer la loi républicaine et la morale dominante aux normes
culturelles fondées sur la loi du silence (l'omerta),
la loi du sang et la loi du talion. La mafia peut donc apparaître comme une
structure de transition entre un Etat paternaliste de type clanique et rural
où prédomine la loi du sang et un
Etat bureaucratique privilégiant la
loi du plus fort pour le contrôle des territoires urbains ; elle
s'adapte à l'Etat libéral de libre entreprise et de déréglementation pour la
conquête du marché mondial. La mafia non seulement exporte ses marchandises
illicites, mais également s'exporte elle-même (de l'extérieur, c'est-à-dire
des pays d'accueil, vers les pays d'origine des communautés, ou de l'origine
vers l'extérieur), infiltre les diasporas et les gouvernements locaux :
telle est la fonction politico-économique d'intégration sociale par le crime
à partir de laquelle s'exerce le paternalisme des mafias (la solidarité dans
la violence). Mafias et diasporas se constituent toutes deux à partir de
l'immigration ; elles sont deux instruments pour que se reconstituent les
élites (politiques et économiques) sur une terre étrangère. Mais, alors que
les diasporas se forment dans le cadre de la légalité (formelle ou
informelle) et résultent d'une intégration acceptée
de la part des nationaux comme
des migrants , la mafia se
construit contre le système légal du pays d'accueil ; de ce point de vue, la
mafia utilise les instruments de la guerre, non pour conquérir le pays
d'accueil, mais pour reconstruire une parcelle du pays d'origine sur le
territoire du pays d'accueil, en s'appropriant, par l'exercice d'une
domination forcée ou consentie, les populations immigrées provenant du même
pays d'origine. C'est ainsi que les réfugiés alimentent, par leur
ressentiment ou en cédant au racket de leurs compatriotes, les mouvements
contre-révolutionnaires (Cubains de Miami, Vietnamiens et Cambodgiens de
Paris, Chinois de New-York ou de Taïwan...) et les diasporas qui les
utilisent comme main-d'œuvre bon marché ; mais ils sont également soit une
proie pour les armées en guerre qui les prennent en otage afin de forcer la
communauté internationale à agir (Bosnie, Rwanda, Burundi, Irak...) ou dans
le but d'affaiblir leurs adversaires en les privant de base sociale
(Colombie), soit une source de revenus faciles pour les mafias criminelles
qui assurent leur passage dans les pays étrangers (Mexicains illégaux
candidats à l'entrée aux Etats-Unis, Kurdes d'Irak et albanais bloqués à la
frontière italo-française). Dans les pays d'accueil, confrontés également à
un fort taux de chômage, on identifie, indistinctement, l'immigré
économique, le réfugié politique, la mafia transnationale (contrôlant le
racket inter-communautaire, la prostitution transfrontalière, le trafic
d'immigrés, le trafic de drogue, les jeux clandestins, la contrebande de
cigarettes) et la petite délinquance socio-économique (passeurs et
distributeurs de drogue, mais également passeurs de capitaux illégaux qui
sont divisés pour être rapatriés vers les pays d'origine afin de déjouer les
limitations imposées par les banques pour lutter contre le blanchiment) sans
distinguer les maîtres de clientèle, le plus souvent bien intégrés, et tous
les immigrés qui ne sont pas parvenus à une véritable intégration
socio-professionnelle dans le pays d'accueil. Les mafias elles-mêmes
utilisent les réseaux qu'elles ont développés pour leurs trafics
traditionnels (trafic de prostituées, de tabac, d'armes, de drogues) afin de
diversifier leurs activités dans le trafic d'immigrés clandestins ; elles
pourront donc utiliser ces derniers comme source de profits supplémentaires,
comme passeurs de drogue en paiement du voyage, comme moyen d'infiltration
de criminels professionnels dans les pays destinataires du trafic (le cas
des marocains aux Pays-Bas, en Italie, en France). De ce fait, le trafic
d'immigrés suit les mêmes routes que le trafic de drogues, et les mafias
prennent de plus en plus souvent en charge les clandestins depuis le pays
d'origine jusqu'au pays de destination. Les différents pays de destination
expulsent et se renvoient mutuellement ces réfugiés sans leur accorder ni
l'accueil, ni les droits auxquels ils devraient bénéficier du fait de leur
situation ; bien évidemment, ces expulsions alimentent le trafic et son
coût, sans décourager le flot de réfugiés qui n'on plus rien à perdre et se
rattachent à la moindre parcelle d'espoir. Donc, après avoir souffert de la
pauvreté et de la guerre qui les ont forcés à se déraciner de leurs
territoires et à se couper de leurs familles, et avant d'être contraints à
vivre dans l'illégalité (asservis et sans droits sociaux, sous la menace
permanente de l'expulsion), l'exclusion et le racisme dans les pays
d'accueil, les immigrés sont l'objet d'un trafic de la part des mafias qui
se chargent de leur transport clandestin. Tel est le seul lien que l'on peut
établir entre mafias et immigration, un lien d'origine économique dont sont
victimes les immigrés eux-mêmes, mais qui ne constitue qu'une partie
non négligeable
de l'influence géopolitique
que les grandes mafias (comme les grandes puissances) exercent à travers la
constitution de réseaux transnationaux.
Le
contrôle des mafias constitue l'enjeu principal qui justifie les
connivences entre le centre et la marge des systèmes politiques. Le champ
d'action de la plupart des mafias débordant les frontières nationales
alors que la plupart des institutions (police, justice, douanes) et des
gouvernements nationaux sont soit désemparés, soit complices de leurs marges
criminelles organisées , la répression traditionnelle sur des bases
purement nationales s'avère aléatoire[3].
Le contrôle des mafias s'intègre donc dans le jeu des relations
internationales, les grandes puissances destinataires des trafics faisant
pression sur les petites ou moyennes puissances pour qu'elles activent leurs
institutions répressives. Cette pression peut s'exercer soit directement,
par une aide (financière, en armements ou/et en moyens humains comme l'envoi
d'instructeurs ou de troupes) apportée aux gouvernements amis, soit
indirectement, à travers un chantage économico-commercial, ou par des
actions destinées à déstabiliser les gouvernements complices de leurs
mafias, par exemple en finançant certains partis d'opposition ou certains
groupes influents (entrepreneurs, associations locales de droits de l'homme,
rébellions...). Dans tous les cas, ces pressions, commerciales ou
politiques, devront se conformer aux règles de la diplomatie en respectant
le principe de souveraineté nationale, ou du moins en ne l'écornant pas
trop, ce qui impose de disposer de relais locaux. C'est pourquoi la
souveraineté nationale a tendance, dans la réalité des relations
internationales, à se transformer en souveraineté limitée. Ces relais
peuvent être soit les gouvernements amis et certaines de leurs institutions,
ce qui explique que, dans certains cas, comme au Mexique, la répression soit
sélective les gouvernements
locaux ayant tendance à protéger les groupes criminels auxquels ils sont
associés , soit les groupes
criminels eux-mêmes dont certains seront utilisés pour faire tomber leurs
concurrents ; dans ce dernier cas, les connivences établies, souvent à
partir des services de renseignements, deviennent donc un instrument de la
répression elle-même et les grandes puissances se retrouvent protectrices de
certaines mafias internationales, comme ce fut le cas lors de la célèbre
affaire de l’Irangate[4].
Lorsqu'on parle de
« guerre
contre la drogue »,
même s'il ne s'agit pas d'une guerre d'un Etat contre un autre, cela
implique nécessairement que les nations du Nord, s'estimant agressées par
les mafias du Sud, vont appliquer une politique d'ingérence dans les
affaires intérieures des Etats d'où sont originaires ces mafias parce que
ces dernières se servent de leurs Etats d'origine comme sanctuaires. Cette
justification de la guerre, comme (auto)défense contre une agression,
constitue le fondement de
« la
guerre juste »[5]
que les Etats du Nord entreprennent contre les mafias et certains Etats du
Sud. Mais les moyens employés par les services chargés de mener cette
guerre, basés sur certaines compromissions, connivences et entorses au
droit, apparentent plutôt cette guerre à un exercice "réaliste" fondé sur la
théorie de Hobbes selon laquelle la guerre étant la continuation du
politique et le politique n'ayant rien avoir avec la morale, il ne saurait y
avoir ni de guerre juste, ni de droit appliqué à la guerre. Et ceci vaudrait
autant pour les relations ami-ennemi que pour les relations loyal-déloyal.
Dans les faits, les interventions armées
directes sont rares, même si le contrôle des mafias est devenu une
spécialité des Etats-Unis qui ont ainsi justifié (en agrémentant le discours
d'intentions pro-démocratiques) les invasions de
Enfin, la lutte contre les mafias et les
organisations criminelles bute sur le problème du blanchiment à travers le
système financier international ; en effet, le blanchiment constitue une
porte ouverte à toutes les compromissions, permet de jeter un pont entre
collusions et connivences et de transformer les deux dialectiques en une
nouvelle : la dialectique ami-déloyal. Comme pour le trafic qui part du
local pour aboutir au transnational, une partie de l'argent sale est
blanchie localement tandis qu’une autre aboutit sur les places financières
internationales à partir desquelles elle est recyclée dans la masse des
capitaux spéculatifs ; et comme pour la corruption institutionnelle, ces
capitaux utilisent la médiation des paradis fiscaux afin de complexifier les
réseaux du blanchiment-recyclage et de déjouer la surveillance des
organismes de contrôle ; pour cela, les trafiquants utilisent le procédé de
fractionnement des opérations afin d'éviter d'atteindre les seuils de
déclaration obligatoire, ainsi que le recours à des prestataires de services
professionnels comme les comptables, les avocats et les agents de création
de sociétés qui dirigent les capitaux à blanchir vers des secteurs
(l'assurance, par exemple) ou des régions moins surveillées. Selon le GAFI[7],
différentes régions du monde sont principalement concernées par les
mécanismes de blanchiment des bénéfices de la drogue, parmi lesquelles : 1)
l'Asie du Sud dans la région Asie-Pacifique qui est un des espaces
essentiels du blanchiment, accueillant plusieurs grandes banques
internationales, en plus d'être un lieu de transbordement pour l'héroïne et
le haschisch produits en Afghanistan et en Iran (l'ouest de la zone) ainsi
qu'en Birmanie, en Thaïlande et au Laos (l'est de cette région) ; 2)
l'Europe occidentale où l'on assiste à un gonflement de la demande de
cocaïne qui se traduit par une augmentation du volume des fonds devant être
blanchis et, pour se faire, par la formation de nouvelles alliances entre
les groupes colombiens et russes, ces derniers étant chargés de recycler
l'argent sale, par l'intermédiaire des banques russes qu'ils contrôlent, sur
les places financières britannique, autrichienne, suisse ; 3) l'Europe
centrale et orientale où les revenus illégaux sont blanchis à travers la
fraude aux contrats et les privatisations, sur la base de collusions entre
institutions financières et crime organisé (cas de
b) La délinquance sociale
Il s'agit de la délinquance la plus visible car
elle est liée à l'expression d'une violence urbaine quotidienne (agressions,
vols, dégradation des écoles et des immeubles, affrontements entre bandes,
racket...). La focalisation sur la délinquance sociale résulte du privilège
accordé à la seule sécurité physique, idéologiquement séparée de la sécurité
salariale, sociale, médicale ou éducative. La délinquance se manifeste par
l'apparition de "zones de non-droit" et la constitution de bandes pouvant
semer la terreur dans certains quartiers ou organiser des révoltes contre
les symboles, les institutions ou les représentants de l'Etat (services
publics, policiers, professeurs, commerçants et tout ce qui touche à la
propriété légale). Les révoltes se concentrent dans les plus grandes
agglomérations[8],
là où l'anonymat va de pair avec la déstructuration du tissu social, la
ségrégation dont sont victimes les habitants de certaines périphéries
urbaines et l'absence d'une véritable insertion professionnelle à cause du
chômage et de la précarisation des existences. Les manifestations de révolte
contre l'ordre dominant peuvent être provoquées par diverses causes dérivées
comme, par exemple, un abus de pouvoir policier, des luttes territoriales
entre bandes rivales, le règlement d'une vengeance lié à l'application d'un
code de l'honneur, le non-paiement d'une dette contractée à l'occasion d'un
commerce illégal (drogue, véhicules volés). L'Etat ayant tendance à se
désengager des zones de non-droit, cette délinquance peut être perçue comme
légitime soit politiquement (« il
faut lutter contre l'Etat qui est à la source de tous nos problèmes »),
soit économiquement (« il
faut bien trouver les moyens de vivre »),
soit moralement (« les
riches le font bien en toute impunité »).
Parce qu'elle remet en question l'autorité de l'Etat, cette délinquance peut
également être interprétée comme un signe de démocratie à travers lequel une
partie de la base sociale s'insurge contre le chômage et l'emploi précaire.
Par ailleurs, la délinquance sociale engendre
des réactions sécuritaires favorisant la constitution de milices ou
l'émergence de partis d'extrême droite ; les gouvernements et les partis
politiques ont tendance à encourager ces réactions sécuritaires dans un but
électoral, c'est-à-dire afin de combler leur déficit de légitimité et leur
impuissance à assurer un emploi pour tous. Dans certains pays du Nord (et
notamment aux Etats-Unis et en Grande -Bretagne), on assiste de plus en plus
à une concomitance entre libéralisation de l'économie et pénalisation de la
précarité qui aboutit à une répression accrue de la petite et moyenne
délinquance[9]
; à travers la criminalisation de la délinquance sociale, on assiste donc à
un retour de la criminalisation de la pauvreté. De plus, liée à la
délinquance sociale et à la ségrégation spatiale des quartiers défavorisés,
on voit se former un nombre croissant d'identités séparées urbaines dont
certaines sont révélatrices de l'existence d'un processus d'ethnicisation
des relations socio-spatiales ; il en résulte une plus grande
homogénéisation sociale et ethnique des quartiers en difficulté, les
habitants des autres origines ethniques minoritaires localement ayant
tendance à quitter ces quartiers afin de ne plus subir les agressions et la
violence dont ils sont victimes de la part des délinquants issus des groupes
ethniques majoritaires. C'est ainsi que ces zones urbaines, qui étaient déjà
touchées par l'absence de mixité sociale, peuvent, en plus, être confrontées
à une diminution du métissage ethnique et s'éloigner davantage du modèle
d'intégration républicaine qui avait déjà échoué sur les plans social
(absence d'intégration par l'école) et économique (absence d'intégration par
le travail).
Face aux carences ou à l'inadaptation des
services publics éducatifs dans des zones déjà touchées par l'exclusion
professionnelle, la décomposition du tissu familial (perte d'autorité du
père) et la mutation des valeurs de socialisation (la loi du plus fort se
substituant à la promotion individuelle par le mérite alors que la
compétition affairiste et la violence brutale remplacent la tolérance des
différences), l'incivisme[10]
et la délinquance juvénile ont tendance à s'accroître rapidement. De
nouvelles formes de délinquance, qui aboutissent à la constitution de bandes
comme substitut de la famille traditionnelle, sont apparues dans certains
quartiers urbains à la faveur de la crise économique du début des années
1980, débouchant sur une véritable
« culture
de rue », construite autour d'un
« patriotisme
de cité » opposé à toutes les
institutions[11].
La délinquance est souvent liée à la consommation de drogues ; mais de
multiples stratégies sont utilisées par les consommateurs pour se procurer
les moyens financiers de satisfaire leurs besoins : l'usager commence
généralement par adopter le système de "la débrouille" (vente d'objets
personnels, demande d'argent à l'entourage, emprunt, mendicité) avant de se
lancer dans des pratiques délinquantes plus agressives, plus risquées et
souvent illégales (utilisation des cartes de crédit et des chéquiers des
proches, vol des proches et de la famille, vol à la tire, vol à l'étalage,
prostitution...)[12].
Cette forme de délinquance est souvent liée au
développement d'une économie parallèle souterraine fondée sur le trafic
organisé de produits stupéfiants. Ce trafic peut même devenir, comme
l'islamisme militant, un facteur de stabilité sociale, et déboucher sur la
mise en place d'un autre ordre, de type paternaliste mafieux, se subsituant
à l'ancien ordre républicain. Le développement des trafics illégaux tend à
rendre floue la frontière entre délinquance criminelle et délinquance
sociale. En effet, à travers l'organisation de trafics illégaux et,
notamment, la distribution de drogue, les trafiquants marginaux indépendants
sont en concurrence avec des bandes plus puissantes qui relèvent de la
criminalité organisée et disposent de moyens importants pour se protéger de
la répression en utilisant la corruption, la compromission (échange d'une
impunité temporaire contre des informations, fournies aux forces de l'ordre,
concernant les groupes rivaux), la violence ou la ruse. C'est également au
cours de cette phase que le délinquant marginal risque soit de subir la
violence des bandes organisées (qui n'hésiteront pas à le dénoncer aux
autorités), soit d'être absorbé par celles-ci et de passer de la délinquance
sociale à la délinquance criminelle.
D'une manière générale, les différentes formes
de délinquance (patronale, financière, criminelle ou sociale) ont tendance à
entamer le
« capital
social »[13]
en remettant en question les règles admises de confiance et de solidarité.
La fragmentation sociale qui en résulte a ainsi des effets néfastes sur les
possibilités pour les membres d'une communauté de se regrouper. En outre, le
développement du crime et de la violence ébranlent la légitimité de l'Etat
car, lorsque les citoyens se sentent impuissants ou doivent s'adresser à des
agences privées de sécurité pour assurer leur protection, l'Etat apparaît de
plus en plus comme inefficace. La légitimité de l'Etat et la restauration du
pouvoir gouvernemental impliqueront donc l'application d'une politique des
sanctions (dissuasion ou répression en fonction des groupes marginaux
ciblés). Ainsi, par exemple, en France, si les actes relatifs à la
délinquance criminelle sont bien élucidés par la police (90 % d'homicides
résolus en 1997), il n'en est pas de même des deux autres formes de
violence, sociale et financière (seulement 15 % de cambriolages élucidés
pour la même année) ; ces dernières sont en augmentation et, parce qu'elles
ne relèvent pas du même traitement répressif, restent le plus souvent
impunies et ont donc tendance à se banaliser.
Tandis que, dans les pays du Nord, le
désengagement de l'Etat a consisté à sous-traiter la répression de la
délinquance sociale aux polices municipales et aux entreprises privées de
sécurité[14],
dans de nombreux Etats du Sud, l'Etat s'est trouvé dépassé par la
délinquance criminelle organisée et a été contraint soit de déléguer la
sécurité publique à l'armée, à des milices ou à des groupes paramilitaires,
soit de la privatiser de fait en tolérant la corruption des forces de police
qui se font payer leurs services directement par les populations. Dans tous
les cas, il en a résulté une stagnation vers le haut de la violence sociale.
En abandonnant son monopole de la violence légitime, l'Etat contemporain
renoue avec l'Etat clientéliste paternaliste ou mafieux puisque, en théorie,
c'est le fondement même de l'Etat d'assurer le monopole de la violence
légale ; en effet, les citoyens, en déléguant à l'Etat l'exercice contrôlé
(par des procédures démocratiques) de la violence, se donnent ainsi la
garantie de la paix civile. Quant à l'incivisme, seule une citoyenneté
inter-personnelle active semble pouvoir le diminuer, mais à condition
qu'existe une intégration familiale et sociale (par l'école, le travail, les
loisirs, la participation à la vie associative et politique) sans laquelle
aucune citoyenneté politique ne semble possible. La seule alternative à
l'intégration est le renforcement d'une répression tous azimuts comme c'est
le cas en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis (la stratégie de
la tolérance zéro, c'est-à-dire
la répression accrue des délits mineurs et des simples infractions, associée
à la création d'associations de quartiers, voire d'immeubles, le ciblage des
populations et des territoires considérés "à risques", le couvre-feu,
l'appel à la dénonciation de la violence des jeunes, c'est-à-dire des jeunes
immigrés habitant les quartiers défavorisés, la focalisation sur les petits
trafiquants de drogue, l'incarcération des jeunes multirécidivistes,
l'assimilation entre délinquance criminelle et délinquance juvénile,
l'alourdissement des peines, la déréglementation pénitentiaire...). Ainsi,
aux Etats-Unis, les ghettos se caractérisent par une concentration spatiale
de la violence, inégalée en Europe ; la loi anti-criminalité américaine,
votée en
Les politiques de répression ont tendance à
gagner les Etats du Sud et à devenir un élément de la conditionnalité de
l'aide attribuée par les pays du Nord. Et, comme dans les pays du Nord, elle
touche principalement les petits trafiquants ou les consommateurs en bout de
chaîne qui sont les plus visibles et donc, les plus vulnérables ; mais, dans
les pays du Sud, elle concerne également les petits paysans producteurs de
drogue parce qu'ils sont aussi très exposés. La répression est donc très
sélective de part et d'autre de la ligne de front ; elle reflète aussi les
inégalités sociales et sert de révélateur de l'état des systèmes politiques
et judiciaire. De ce point de vue, le cas de l'Equateur est révélateur. Dans
ce pays, sous la pression des Etats-Unis, les autorités ont mis en œuvre une
politique de lutte acharnée contre le trafic de drogue et, comme
Les passerelles entre les différentes niveaux de
violence et de délinquance existent également à un niveau géopolitique ainsi
que l'ont montré l'Irangate et
l'exemple du Pakistan où, à partir de
La tolérance des petites transgressions
quotidiennes permet que s'exprime une agressivité latente et que soit ainsi
diminuée la violence réelle. Par contre, la tolérance de la grande
délinquance financière légitime les actes liés à la grande criminalité
organisée. Cependant, comme cette délinquance financière contribue à la
déstructuration des économies (cf. le cas de
CONCLUSION : VERS UN NOUVEAU DROIT PÉNAL ENTRE COMMUNAUTARISATION ET
CRIMINALITÉ
Dans un contexte d'effacement de l'Etat
économique et d'abaissement de l'Etat social, on assiste, en corollaire, à
un renforcement de l'Etat pénal qui tend, de plus en plus, à criminaliser la
pauvreté. La "tolérance zéro", promue outre-Atlantique, devient dès lors le
complément policier de l'incarcération de masse. La société libérale
pourrait donc être caractérisée comme non interventionniste au sommet du
système pour ce qui concerne les entorses à la fiscalité ou aux
législation du travail, par exemples et répressive à la base du système,
vis-à-vis des comportements des classes populaires touchées par le
sous-emploi, le salariat précaire, le recul de la protection sociale et
l'accroissement des déficiences des services publics. L'idéologie libérale
permet ainsi de transformer les problèmes politiques et sociaux en problèmes
de sécurité nécessitant l'instauration d'un nouveau droit pénal, davantage
répressif et sélectif.
Dans un contexte de forte inégalité
redistributive, au fur et à mesure que les frontières nationales s'effacent
au profit d'une dérégulation des lois et réglementations, les frontières
sociales et ethniques ont tendance à se multiplier ou à être renforcées,
engendrant elles-mêmes de nouveaux territoires, de nouvelles valeurs et de
nouvelles règles de plus en plus excluantes, attachées au local ou au
régional ainsi que de nouveaux pouvoirs de type clanique. Ce mouvement de
communautarisation implique, d'une certaine manière, que la société se
reforme par le bas en se démultipliant, en rajoutant de nouvelles frontières
qui ferment les territoires, isolent les communautés et expulsent les
étrangers, c'est-à dire ceux qui ne partagent pas la même identité locale ;
la défense des nouveaux territoires sociaux sera progressivement assurée par
des forces privées qui se substitueront à l'autorité publique. Telle est la
tendance dominante qui se manifeste autant dans les centres commerciaux
gardés par des vigiles, qu’au sein des
gated communities dotées de leurs
propres services publics privés (jardins, clubs sportifs, installations
médicales, écoles) et défendues par des policiers privés, ou que dans les
bidonvilles populaires placés sous la coupe de bandes organisées ; ces
différentes organisations privées possèdent leurs propres règles et codes
ayant pour fonctions la constitution d'une identité et la protection contre
les intrus de l'extérieur qui ne l'ont pas adoptée : les vagabonds ou les
supposés délinquants qui sont harcelés par des fouilles au corps et chassés
des centres commerciaux, ceux qui sont réfractaires à la stricte
organisation de la vie quotidienne (réglements portant sur la couleurs des
volets des maisons, la possession d'enfants ou d'animaux domestiques, la
tonte des pelouses) dans les gated
communities, ceux qui ne se reconnaissent pas dans les codes sociaux
(langage codé, tags, rites, hiérarchies internes) des territoires de
banlieue.
Les Etats dont les responsables institutionnels
ainsi que les seigneurs locaux utilisent des milices paramilitaires pour
préserver ou renverser les pouvoirs établis participent de la même logique.
Seuls résisteront plus longtemps les Etats-nations préalablement constitués
qui étaient parvenus à maintenir une autorité publique garantissant le
respect des lois à la majorité de leurs citoyens sur la base d'une
séparation entre bien public et intérêts privés. Les autres Etats, où la
justice pénale ne disposait déjà pas des moyens suffisants pour contrarier
le mouvement structurel à une appropriation corruptive clientéliste de
la chose publique, adopteront
"naturellement" les nouveaux modes de privatisation des territoires, des
lois, des réglements et des pouvoirs ; ce processus évolutif aura tendance à
y accroître les pratiques de corruption ainsi que l'usage privé de la
violence. C'est ce qui explique que les ajustements structurels ont si
facilement pu être appliqués en Amérique latine, parce que l'usage privé de
la corruption et de la violence était déjà intégré à la structure
bureaucratique des Etats, tandis qu'en Afrique ou en Asie, les Etats ne sont
encore que partiellement constitués du fait de la survivance de pouvoirs
régionaux ethniques ou claniques de type paternaliste.
Dépassant cette distinction entre anciens et
nouveaux Etats pour se greffer indistinctement sur les différentes formes
instituées de clientélisme, les mafias apparaissent lorsque ces pratiques de
corruption et de démonopolisation
de la violence légale deviennent le fait d'acteurs de la marge, reconnus
socialement, économiquement et institutionnellement, comme de nouveaux
acteurs privés associés au pouvoir politique. Mais le fait le plus important
est peut-être que la valorisation d'une grande partie des bénéfices réalisés
par ces acteurs dans les régions
grises[20]
de productions illicites est réinjectée, via les paradis fiscaux, dans les
économies légales des régions stabilisées qui sont par ailleurs les
principaux pôles de consommation. Il existe donc bien une complémentarité
structurelle entre économie criminelle et économie légale.
Le double mouvement de mondialisation (économique)
et de dérégulation (juridique) s'applique donc
également aux organisations illégales qui se
grefferont sur la mondialisation pour assurer leur pouvoir économique et sur la
communautarisation pour asseoir leur influence politique locale. Celles qui
joueront sur les deux tableaux (le mondial et le local) seront les plus
puissantes. A travers ce processus, c'est le niveau national des souverainetés
qui se trouve progressivement laminé. En effet, les Etats-nations, qui servaient
auparavant à réguler les relations transfrontalières, se trouveront de plus en
plus débordés par
« des
réseaux [légaux ou
criminels] auto-organisés
S
qui peuvent se superposer les uns aux autres, mais qui se constituent tous sur
un fondement identitaire ou communautaire étroit
S
et reliés entre eux sur un mode non hiérarchique »[21].
La relation du crime à la société sera elle-même modifiée ; alors qu'auparavant
le mythe universaliste du progrès, lié à une croissance économique continue
générant une amélioration des conditions de vie, était censé
S
en se diffusant du centre vers la périphérie
S
diminuer le désordre (le crime) à l'intérieur du système global, la
fragmentation sociale en réseaux communautaires aura tendance à renverser le
lien entre centre et périphérie (territoriale et sociale), à valoriser une
socialisation par exclusion et à autonomiser le crime. Désormais, on assistera à
l'émergence de deux nouveaux types de réseaux :
le réseau communautaire universaliste
(type internet ou centres commerciaux) qui utilise des règles transparentes
génératrices de communication, et socialise les individus par une double
relation avec la société globale et entre les membres du groupe communautaire ;
et le réseau communautaire particulariste
(type sectes ou bandes de délinquants), tendant à se refermer sur lui-même,
débouchant sur l'adoption, par ses membres, de signes spécifiques de
reconnaissance et de règles secrètes qui confortent l'exclusion, et plaçant
l'adhésion communautaire avant les rapports au système global, tout en
maintenant une relation conflictuelle avec celui-ci. Ce dernier type de réseau
sera le plus perméable à l'infiltration d'acteurs criminels qui profitent du
fait que, dans un système global devenant de plus en plus complexe,
polycentrique et fragmenté, la marge a tendance à s'institutionnaliser par
rapport au centre. Mais, dans tous les cas de réseaux établis, un lien sera
préservé avec la société globale, et l'autonomie des communautés ne sera jamais
totale car les représentants communautaires (parrains, chefs religieux de
sectes, dirigeants de minorités ethniques ou religieuses...) légitimeront leur
statut dominant par leur capacité à retirer des avantages (pour eux-mêmes comme
pour les membres de leur communauté) de la société globale. Les sociétés
dominantes seront donc celles qui acquerront une dynamique optimale en combinant
la transparence et le secret au sein des différentes communautés qui les
composent.
La justice pénale a suivi les méandres des
transformations sociales et des mutations de l'Etat clientéliste. Alors qu'au
XIXe siècle, l'Etat libéral considérait les pauvres et les marginaux
comme des étrangers qu'il s'agissait d'exclure, l'administration sanitaire et
sociale de l'Etat-providence du XXe siècle s'est attachée à essayer
de les réinsérer. Quant à l'Etat néolibéral contemporain, il ne considère plus
la criminalité
« comme
le reflet négatif de la société normale, mais comme le versant opposé et
complémentaire de son fonctionnement économique et social »[22].
C'est ainsi que, contrairement au holisme durkheimien, le crime se trouve
normalisé autant dans la marge elle-même que dans les interactions
institutionnelles qu'il entretient avec le centre légal, notamment à travers les
mafias. Certes la marge fait encore partie du tout, mais elle reflète autant le
centre (par exemple, lorsque le blanchiment des trafics illégaux utilise des
méthodes identiques à celles du blanchiment des bénéfices de la corruption
institutionnelle) que le centre réplique la marge (par exemple, par la
sous-traitance de l'arbitraire d'Etat à des groupes criminels ou par l'extorsion
des populations pour l'accès, théoriquement gratuit, à des services publics) ;
dès lors, malgré que les acteurs de ces deux niveaux entretiennent des rapports
différents à la loi qu'ils transgressent, ils œuvrent d'une manière
complémentaire. Ce schéma ne correspond donc plus à
la division du travail durkheimienne
qui fondait l'équilibre social sur la différenciation entre des individus
atomisés jouissant de leur libre arbitre dans leur espace privé et une
« personnalité
collective » liée à des solidarités
« organiques
et contractuelles » s'exprimant au sein de
l'espace public et régies par des règles juridiques et morales rendant les
individus dépendants les uns des autres. Car, bien que la société ne parvienne
plus à se maintenir sur un corps de règles commun à tous les individus, elle n'a
cependant pas sombré dans l'anomie et la désorganisation que prédisait Durkheim
si les normes morales ou juridiques venaient à perdre leur caractère universel.
Au contraire : la société continue à fonctionner, à produire des règles, des
organisations, des richesses et du pouvoir, tout cela en l'absence de
solidarités partagées et de règles universelles. En effet, le marché contribue
maintenant à imposer un mode de régulation sociale qui est de moins en moins
vertical
S relevant
de normes établies par le haut et de lois extérieures aux individus
S,
et de plus en plus horizontal, établie par le bas, sous forme de contrats et par
le consensus, selon des principes "internes" aux individus.
Il en résulte que le tout et les parties se
déterminent mutuellement, ce qui implique qu'il n'y a plus de différenciation
entre la société et les individus ; chaque groupe particulier d'individus peut
désormais produire sa propre communauté tout en ne remettant pas en cause le
cadre global. Pour que les régulations s'opèrent directement entre les parties
en dehors de l'espace public, il faut que soit abandonnée la référence à
l'Etat-nation qui, en tant qu'instance extérieure dotée d'institutions
politiques, structurait les systèmes sociaux. Ce faisant, la distinction entre
espace public et espace privé s'estompe, en même temps que celle entre acteurs
publics et acteurs privés. C'est ce qui explique l'émergence d'une nouvelle
catégorie d'acteurs privés au sein de l'espace public : les mafias. C'est ce qui
explique également la fin du monopole de la violence légale par l'Etat. Comment
ces différentes parties hétérogènes vont-elles coexister dans un monde ouvert
qui n'est plus divisé par les Etats-nations et où les lois ne sont plus ni
transcendantes, ni universelles ? Tel est le problème qui justifie
l'instauration d'un nouveau droit pénal.
En effet, le criminel n'est plus celui qui s'oppose
à la forme dominante de socialisation ; d'abord parce que de larges communautés
S
et même des Etats
S
sont aujourd'hui socialisées par des acteurs criminels, et ensuite parce que de
nombreux acteurs du centre légal ont recours, directement ou non, à la
criminalité pour assurer leur pouvoir ou accroître leurs richesses. Dans un tel
contexte, le droit pénal, qui définit les crimes et délits ainsi que la manière
de les réprimer,
n'aura plus pour fonction d'établir des lois
communes et transcendantes aux individus, mais de définir des normes minimales
de cohabitation entre individus ou groupes sociaux qui sont eux-mêmes soumis à
des règles non plus universelles, mais communautaires. Chaque individu, passant
d'une communauté privée à une autre (le milieu professionnel, les centres
commerciaux, les espaces de loisirs, les églises, un autre quartier que celui où
il habite...) devra donc s'adapter sans disposer de la protection d'une loi
commune et universelle. L'espace public se restreint et les territoires privés
se multiplient qui bénéficient de la tolérance des acteurs publics à condition
qu'y soient établies des règles ainsi qu'une police et une justice (les nouveaux
juges privés dits "médiateurs", issus, comme les parrains de la mafia, des
communautés elles-mêmes) internes chargées de faire respecter ces règles, et
qu'ils n'empiètent pas sur les frontières symboliques qui séparent les
communautés entre elles. A partir de là, tous les accords contractuels privés
entre acteurs de différentes communautés sont permis, le critère n'étant plus
celui de la légalité des termes des accords, mais celui de la préservation des
intérêts mutuels des contractants. Les hiérarchies peuvent donc être rétablies,
non plus en fonction de la différenciation entre acteurs publics et privés, mais
selon des rapports de forces entre multiples acteurs privés, les acteurs publics
se comportant dès lors comme des acteurs privés. La nouvelle violence légitime
trouvera son origine dans les chocs inévitables entre ces différents acteurs
privés qui ne pourront s'empêcher d'étendre leurs clientèles en débordant sur
les autres communautés, et non plus dans l'opposition entre acteurs publics
légaux et acteurs privés criminels qui s'étaient placés dans l'illégalité.
Le nouveau droit pénal devra donc assurer la
coexistence de ces différents groupes communautaires et éviter que la violence
ne dégénère jusqu'à faire s'écrouler l'ensemble de l'édifice. En fait, la
plupart des acteurs privés ont intérêt à ce que cet édifice soit préservé car
c'est en son sein qu'ils entretiennent leurs relations d'intérêts. C'est ce qui
explique que le critère dominant du nouveau droit pénal, en accord avec la
majorité des acteurs en situation, sera celui de la tolérance des interactions
entre le légal et l'illégal à condition que le système glogal, qui autorise ces
interactions, soit maintenu, c'est-à dire que les différentes communautés
fonctionnant en réseaux soient préservées tant qu'elles ne remettent pas en
question le système global. L'Etat n'a donc plus pour fonction principale de
mettre en place un cadre légal qui s'applique à tous les individus ; il doit
simplement valider les différentes communautés et veiller à ce qu'elles
entretiennent de bonnes relations entre elles au sein de la société. Le
mouvement général de privatisation communautaire aura donc permis aux acteurs
criminels de devenir des acteurs privés
normaux et reconnus par l'ensemble du système social. En plus de sa fonction
de médiation entre les différentes communautés afin de les préserver au sein de
la société légale, la pénalité sera en plus chargée de protéger
la liberté des individus d'intégrer
ces communautés. Cela explique la floraison de sectes ou de bandes délinquantes
bénéficiant de la protection ou de la tolérance des juges. Les bandes
délinquantes, parce qu'elles s'excluent des réseaux socialisants dominants, et
bien qu'elles soient tolérées car elles socialisent à la marge, ne jouiront
cependant que d'une liberté d'action précaire, sauf à conclure des accords de
coexistence avec les autorités instituées. Ces accords de coexistence se
fonderont sur le critère de pacification des relations avec les autres
communautés, quitte à ce que la violence inter-individuelle soit de règle au
sein même de la communauté criminelle. Ce qui est désormais puni est ce qui
remet en question les interactions entre communautés et non plus le caractère
illégal de ces interactions ou les atteintes à la liberté individuelle au sein
des communautés ; le critère de stabilité du système global autorise donc une
instabilité au sein des communautés qui les composent. Quant à l'individu, il
peut de moins en moins se prévaloir de la protection de l'autorité publique ; il
doit assurer sa propre sécurité en se mettant sous la coupe d'autorités
communautaires privées qui ont tendance à user de plus en plus fréquemment de
méthodes arbitraires. Au sein de ce système
fédéral néolibéral qui est en train
de se mettre en place, les relations entre communautés sont donc du ressort de
l'Etat qui se comporte comme un acteur-médiateur privé, tandis que les relations
entre les individus sont progressivement déléguées aux autorités communautaires.
Mais, à l'intérieur de ce système, où la libre constitution des communautés est
première, l'Etat n'est plus la référence commune car il ne dispose ni de la
légitimité, ni des moyens suffisants pour contrôler la normalité des communautés
au regard du droit pénal. Les nouveaux Etats de démocratie formelle seront ceux
qui se préserveront de la domination des acteurs criminels sur leur territoire,
non plus en maintenant une frontière symbolique entre le légal et l'illégal,
mais en tolérant des interactions entre ces deux niveaux, même si celles-ci
débordent du cadre national en s'inscrivant dans le processus de mondialisation
des échanges.
Dès lors, l'autonomie des communautés n'apparaît pas
incompatible avec les interactions entre communautés ; c'est ce qui définit le
fonctionnement de la société en réseaux privés. Mais c'est ce qui caractérise
également la principale transformation politique : la société ne s'organise plus
autour d'un espace public transcendant et commun à toutes les communautés
puisque, désormais, celles-ci se le sont approprié. Les espaces de rencontre
entre membres de communautés différentes se trouvent ainsi considérablement
réduits. Finalement, ce qui grippe la structure et qui demeurera puni, ce ne
sont pas les actes illégaux, mais le crime isolé (d'individus ou d'organisations
criminelles et terroristes) qui s'exerce sans contrepartie communautaire et met
en péril l'harmonie
intercommunautaire.
Finalement, les brassages ethniques et
l'urbanisation ont donc substitué au nationalisme racial deux autres formes
d'exclusion : l'exclusion ethnique ou religieuse symbolisée par un
communautarisme qui peut également être lié à l'affirmation d'un nationalisme,
comme par exemple en Inde ou en Israël, et l'exclusion économique qui renforce
la précédente. Finalement, de nombreux conflits sont provoqués par l'ambiguïté
intrinsèque du concept de nation ; en effet, celle-ci peut être interprétée
autant comme une communauté politique para-pluriethnique que comme une
communauté monoethnico-religieuse dispersée au-delà du territoire national et
que les guerres serviraient à réunifier. Selon cette dernière acception, qui
justifie tous les conflits de type irrédentiste, l'unité politique devrait se
plier aux règles de l'unité ethnique. Il n'en demeure pas moins que même les
nations pluriethniques unitaires ont souvent été constituées, au début, par des
ethnies dominantes qui se sont imposées aux minorités nationales dans un cadre
fédéral (Etats-Unis) ou républicain (France). Dans le monde contemporain
libéral, où les Etats sont sans cesse débordés par des revendications
d'autonomie régionale ou urbaine, les nations, confrontées elles-mêmes à des
mouvements régionalistes ou séparatistes, ne semblent pouvoir être pacifiées
qu'à partir soit d'Etats-nations monoethniques (la balkanisation du monde), soit
de la création de blocs régionaux transnationaux réhabilitant les
régions nationales comme échelon
tendant à se substituer aux Etats (le nouveau fédéralisme). Mais dans ces deux
derniers cas, la dimension ethnique
S
ou ethnico-nationale
S
l'emporte toujours sur la dimension politique et citoyenne, ce qui laisse
présager la perpétuation de nombreux conflits régionaux.
Si, d'un côté, le "droit des peuples à disposer
d'eux-mêmes" est à la base de nombreuses revendications nationales et de
multiples séparatismes régionaux (du Kosovo à
[2]On
parlera de mafia politique
lorsque le politique domine le criminel (intégration), et de
mafia criminelle lorsque le
pouvoir du centre est soumis au pouvoir de la marge (infiltration).
[3]Pour
preuve, lorsque, à partir de 1998, la production agricole de coca a
commencé à chuter au Pérou et en Bolivie, elle a doublé en Colombie bien
que ce pays soit devenu le troisième bénéficiaire au monde de l'aide
américaine.
[4]Dans
les années 1980,
[5]Cf.
Walzer (M.), Guerres justes et
injustes, 1991, Paris, éd. Belin, 1999. Dans son ouvrage, Walzer
soutient que, dans certains cas, la guerre peut être juste, c'et-à-dire
qu'elle suppose l'exercice d'un jugement moral, lorsqu'il s'agit de
s'opposer à une tyrannie ou à une injustice plus grande encore.
[6]En
décembre 1998, les Etats-Unis ont retiré l'Iran et
[7]Cf.
Groupe d'action financière sur le blanchiment des capitaux (GAFI),
Rapport 1998-1999 sur les
typologies du blanchiment de capitaux, publication de l'OCDE.
[8]En
France, on estime que près de 1 100 quartiers urbains sont "sensibles",
parmi lesquels environ 200 présentent des signes de rejet des
institutions et d'agression récurrentes contre les représentants de
celles-ci.
[10]Provoqué
par un mimétisme audiovisuel qui fait confondre réalité et virtualité
ainsi que par la déstructuration des liens familiaux, l'incivisme
débouche sur l'expression d'incivilités
(dégradations, crachats, insultes, jets d'objets, gènes de voisinage
dues au bruit, non-respect du code la route, alcoolisme...) et contribue
fortement à la dégradation des liens sociaux, au racisme primaire, à la
déstructuration des espaces publics collectifs et au développement d'un
sentiment d'insécurité qui attise également des comportements politiques
fascisants ; les incivilités sont particulièrement présentes dans les
banlieues et notamment celles qui sont les plus touchées par le chômage
des jeunes, mais elles ont aussi tendance à être adoptées par des
couches sociales moyennes ou aisées qui y voient là une manière
d'exprimer leur agressivité latente (à travers la violence routière, par
exemple).
[11]Cf.
Body-Gendreau (S.) et Le Guennec (N.),
Rapport sur les violences
urbaines, Ministère de l'intérieur, mai 1998.
[12]Cf.
Conseil national des villes,
Etude sur l'économie souterraine de la drogue : le cas de Paris,
Institut de recherche en épidémiologie de la pharmacodépendance (IREP),
décembre 1995.
[13]Cf.
Putnam (R. D.), Making Democraty
Work : Civic Traditions in Modern Italy, Princeton, Princeton
University Press, 1993 ; l'auteur y définit le
« capital
social » comme l'ensemble des traits
caractéristiques sur lesquels se fonde l'organisation sociale, tels la
confiance, les règles admises et les réseaux de relations qui, en
facilitant la coordination des actions, peuvent améliorer l'efficacité
de la société.
[14]En
France, il y a plus de 10 000 policiers municipaux et 100 000 agents de
sécurité aux côtés de 220 000 policiers et gendarmes ; à titre de
comparaison, la ville de New York compte 38 000 policiers pour une
mégapole de sept millions d'habitants.
[15]En
1996, les Etats-Unis comptaient 1 640 000 détenus, soit 1 détenu pour 63
habitants ; entre 1973 et 1997, le nombre de détenus a été multiplié par
cinq ; le taux d'incarcération y est de six à dix fois supérieur à celui
des pays de l'UE (il était, en 1993, de 645 détenus pour 100 000
habitants aux Etats-Unis, alors que dans les pays de l'UE, il varie
entre 60 et 90, dont 84 en France) ; ce chiffre peut être rapporté à
celui de
[16]Cf.
Loïc Wacquant, "L'emprisonnement des classes dangereuses aux
Etats-Unis", in Le Monde
Diplomatique, juillet 1998.
[19]Les
pays qui ont appliqué avec le plus de vigueur les politiques libérales
sont : les Etats-Unis,
[20]Les
régions grises sont autant
les pays où les activités illégales se développent sur une grande
échelle au vu et au su des représentants de l'Etat que les zones
périphériques de non-droit des villes du Nord et que les zones franches
où les acteurs économiques et sociaux jouissent de l'officialisation de
leurs pratiques clandestines et sont dispensés des contraintes d'intérêt
général.
[21]Maillard
(J. de), "Le crime à venir", in
Le Débat, nº 94, mars-avril 1997, p. 104.
[22]Idem,
p. 115.